OURQUOI appelons-nous seulement « orales » les traditions des peuples qui n’ont

OURQUOI appelons-nous seulement « orales » les traditions des peuples qui n’ont pas l’usage de l’écriture ? Un grand nombre d’ethnographes montrent aujour- d’hui que, bien souvent, ces traditions sont iconographiques autant qu’orales, fon- dées sur l’image autant que sur la parole1. En fait, l’opposition tradition orale/tradition écrite non seulement est peu réaliste – ne tenant guère compte de situations intermédiaires où les techniques graphiques complètent l’exercice de la parole sans se substituer à lui –, mais elle repose aussi sur une symétrie fallacieuse. En effet, nombreuses sont les circonstances où, bien que la mémoire sociale ne semble s’appuyer que sur la parole dite, le rôle de l’image est constitutif du proces- sus de transmission des connaissances. Dans les faits de culture qui dépendent de ce processus, il n’existe donc pas d’opposition symétrique entre le domaine de l’oral et celui de l’écrit. Ce qui fait face à l’écrit, dans cette opposition, n’est pas la seule parole dite. La parole et l’image articulées ensemble en une technique de la mémoire, notamment dans le contexte de l’énonciation rituelle, constituent l’alternative qui a prévalu, dans bien des sociétés, sur l’exercice de l’écriture. Toutefois, ni le simple déchiffrement de la signification des objets « esthé- tiques », ni les travaux des spécialistes des traditions orales ne suffisent pour décrire dans le détail comment ces relations entre langage et iconographie s’éta- blissent dans les sociétés dites sans écriture. Quant aux anthropologues qui se sont proposé d’explorer le concept de tradition lui-même, le travail critique et épistémologique qu’ils ont accompli sur les fondements cognitifs de la commu- ÉTUDES & ESSAIS L’ H O M M E 165 / 2003, pp. 77 à 128 Warburg anthropologue ou le déchiffrement d’une utopie De la biologie des images à l’anthropologie de la mémoire Carlo Severi P 1. Les recherches dont ce texte rend compte ont été entreprises en 1994-1995, pendant mon séjour comme Getty Scholar auprès du Getty Research Institute for the History of Arts and the Humanities de Los Angeles. Je voudrais remercier tous les participants au séminaire interne de cet institut, centré cette année-là sur le thème « Image et mémoire » où ont été exposés les premiers résultats de ce travail, et en particulier Salvatore Settis, Jan Assmann, Michael Baxandall, Lina Bolzoni, Mary Carruthers, Carlo Ginzburg, Michael Roth et Randolph Starn. Une première version de ce texte a été présentée au colloque « Warburg et l’anthropologie des images », organisé conjointement, avec Giovanni Careri, à l’École des hautes études en sciences sociales en janvier 1999. Je voudrais en remercier ici tous les participants. Carlo Severi nication culturelle cherche dans l’étude de l’échange verbal et dans l’expérimen- tation de laboratoire une base empirique (Sperber 1975, 1996 ; Sperber & Wilson 1989 ; Boyer 1990, 2000). Il n’atteint pas, pour l’instant, les données du terrain anthropologique. C’est ainsi que, pour des raisons différentes, ces trois approches se révèlent incapables de définir le domaine commun à l’iconographie et à l’exercice de la parole propre aux sociétés qui ne pratiquent pas l’écriture. Ce domaine est celui des pratiques et des techniques liées à la mémorisation. Je voudrais montrer ici qu’une anthropologie de la mémoire, fondée sur l’étude empirique de ces pratiques, pourrait renouveler ce champ d’études, un des moyens les plus puissants impliqué par ces pratiques étant l’image. Or, com- ment penser ce rapport de l’image avec la mémoire ? Comment concevoir une tradition iconographique ? Toute une série d’études, de Bartlett (1932) à nos jours, a lié le concept de mémorisation à celui de narration. La saillance de la structure narrative et de ses séquences d’actions, aussi bien pour la fixation de la trace mnémonique que pour l’évocation du souvenir, a été généralement reconnue par les psychologues ou les philosophes. Jerome Bruner (1990), par exemple, avance qu’aucune mémoire n’est imaginable en dehors de la structure narrative ; selon lui, tout souvenir, même visuel, est un récit. Paul Ricœur (1991 : 9), quant à lui, défend une position encore plus radicale et soutient que raconter une histoire n’est pas seulement une manière de l’évoquer dans notre mémoire, mais aussi, une manière de « refigurer notre expérience du temps »2. La relation entre mémoire et image est beaucoup moins claire. Pendant toute sa vie, Aby Warburg a tenté d’analyser cette relation et de formuler une psycho- logie de l’esprit humain fondée sur l’étude de la mémoire sociale. Le projet d’une anthropologie des pratiques de mémorisation liées à l’image peut donc s’esquis- ser à partir d’une réflexion sur son œuvre. Warburg : symboles visuels et chimères Une sismographie placée sur la ligne de partage entre les cultures : telle est la défi- nition que, dans un texte écrit à la fin de sa vie, Aby Warburg propose quant à l’inspiration qui a guidé toute son œuvre : « Si je me remémore le voyage de ma vie », écrit-il en 1927, « il me semble que ma mission a été de fonctionner comme un sismographe […] sur la ligne de partage entre les cultures » (in Michaud 1998). Ce texte résume en quelques mots, avec l’extrême concision qui caracté- rise tout ce qu’il a écrit, l’ensemble des questions anthropologiques qui, tout au long de son itinéraire intellectuel, ont fait l’objet de la réflexion de Warburg : la différence culturelle et la « ligne de partage » qu’elle marque entre différentes sociétés aussi bien dans l’espace que dans le temps, l’expression ritualisée des 78 2. La position de Paul Ricœur, qui fait de la dimension temporelle un des éléments essentiels du concept même de mémoire est sans doute encore proche de celle d’Aristote qui, dans le De Memoria et reminis- centia (1972 : 49), affirme que nulle mémoire n’est possible sans une représentation mentale du temps : « Quand quelqu’un s’engage activement à se souvenir de quelque chose, il perçoit aussi qu’il a vu ou entendu, ou encore appris cela précédemment. Or, avant ou après sont des dimension propres au temps ». émotions, la relation entre la naissance des iconographies et l’action rituelle, la constitution par l’image d’une mémoire sociale. Lorsqu’on considère l’ensemble de son œuvre, on s’aperçoit que cette inspiration anthropologique, à la fois fertile et inaccomplie, a deux aspects. Le premier, sans doute le plus connu, est celui qui a exercé une grande influence en histoire de l’art. Dans une série d’études consacrées à l’art de la Renaissance européenne (1999), Warburg montre la nécessité de restituer aux traditions iconographiques toute leur complexité historique et culturelle. Se situant d’emblée entre histoire de l’art, histoire des idées, psychologie de la vision et recherche anthropologique, il élabore une double stratégie dans l’analyse des images. D’une part, face à la tra- dition formaliste d’ascendance wölfflinienne, il inaugure un travail d’analyse du sens dont les œuvres d’art sont porteuses. D’autre part, cette étude du sens des iconographies est chez lui inséparable de la mise en contexte de l’image en tant que véhicule de représentations sociales. Les œuvres des artistes sortent ainsi du musée des Beaux Arts pour devenir un élément, parmi d’autres, d’une série de représentations qui traversent la société tout entière. La perspective de Warburg ne se réduit donc ni à la lecture du style ni au simple déchiffrement iconologique des images. Son approche ouvre au contraire des voies nouvelles à l’étude des contextes de circulation des iconographies et à l’analyse des pratiques sociales, notamment rituelles, qu’elles impliquent. C’est dans cette perspective que Warburg, et les chercheurs qu’il a directement influen- cés, ont profondément modifié notre perception de l’art et de la culture de la Renaissance. L’analyse des iconographies a en effet montré que le retour de l’art antique et parfois même du culte des Muses (Wind 1980) sont des phénomènes liés à des savoirs mal connus jusqu’alors, qui vont des représentations associées aux mnémotechnies (Yates, 1966 ; Rossi 1983, 1991), à l’astrologie, à la physiogno- monie et autres domaines de la magie (Walker 1958), jusqu’aux tropes classiques et médiévaux de la rhétorique (Curtius 1953, De Laude 1992) et au langage codi- fié des gestes (Barasch 1994), ou au déchiffrement, dans une perspective néopla- tonicienne, des hiéroglyphes égyptiens (Wittkower 1977). C’est là le Warburg le plus connu, celui qui associe le portrait d’un marchand florentin aux masques de cire votifs ou funéraires en usage à Florence pendant le XVe siècle (Warburg 1999). Ou celui qui découvre, dans le cycle des fresques qui représentent les signes du zodiaque dans le palais des Este à Ferrare, l’influence d’un traité astrologique indien, connu en Italie par l’intermédiaire d’une tradition islamique. Toutefois, il existe aussi une autre partie de l’œuvre de Warburg, beaucoup moins connue, où son ambition anthropologique s’exprime d’une manière diffé- rente. Dans un ensemble de textes, dont le singulier compte rendu qu’il a rédigé de son voyage chez les Hopis de 1895-1896 est sans doute le plus important (Warburg 1988), on découvre un Warburg qui, loin de limiter son ambition scientifique à l’analyse des œuvres d’art de la Renaissance européenne, se propose de définir, dans une perspective beaucoup plus large, les éléments premiers d’une « psychologie uploads/s3/ carlo-severi-warburg-anthropologue-ou-le-dechiffrement-d-x27-une-utopie-quot-l-x27-homme-quot-n-165-janvier-mars-2003-pp-77-128.pdf

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