1 Jean-Yves CADORET A PROPOS D’ICARE Mis en ligne le 10 août 2018 2 Profusion s

1 Jean-Yves CADORET A PROPOS D’ICARE Mis en ligne le 10 août 2018 2 Profusion sans langage, du point ténu où mûrit l’origine, quelle essence t’emplit jusqu’aux bords ? - Toujours l’azur dénie qui fixement l’envisage. Norge, Le sourire d’Icare Parfois je me suis trouvé sur les confins d’une langue naturelle, d’une grammaire en précipice sur du jaune. A des hauteurs incalculables, elle donnait sur un chaos parfait. … J’ai échoué. Peut-être fallait-il un autre genre de cœur, une âme mieux versée dans les choses de l’instinct ? Peut-être fallait-il avant le départ plus profondément respirer, en s’abandonnant aux leçons de l’oxygène… partir d’un pied d’air, avec un adieu plus franc et plus rude ? Loys Masson, Icare ou le soleil cassé 3 Henri Girard, Catalogue de l’exposition des Ateliers d’art de Douarnenez, 10 janvier – 22 mars 1997 Aux premiers mois de 1997, le peintre Henri Girard expose aux Ateliers d’art de Douarnenez deux séries qui apparaissent, tant pour les thèmes que pour les matières et les formes, comme une rupture avec toute sa production antérieure : Portraits de mon père et Icare. Le travail avec son père avait commencé à la fin des années 80 et, d’une certaine façon, se poursuivra jusqu’au début des années 2000 avec la série Regard sur les autoportraits (Rembrandt, Van Gogh, Artaud). La série des Icare date de 1993 et restera sans suite. J’avais suivi de près la « fabrique » des Icare. J’étais beaucoup plus ignorant des portraits du père, sur lesquels Henri se confiait peu, et je me souviens avoir été d’autant plus surpris du rapprochement des deux séries qu’à l’évidence le peintre n’avait pas une seconde vu dans son père une image de Dédale. Mais il s’agissait pourtant bien de juxtaposer à la figure vénérable du père la folle aventure d’un fils, « le premier… à avoir entrevu de près la splendeur du vrai. Ebloui. Tu fus ébloui. C’est pour cela que tu as chu. » (Jacques Lacarrière, cité par Henri Girard dans le catalogue de l’exposition). Et je ne pouvais m’empêcher de parer des insignes du mythe le père patron d’une conserverie dans un port bigouden et le fils artiste-peintre voyageur, qui se décrivait comme un « chasseur perpétuellement à l’affût, aimanté à son travail par un mystérieux fil d’Ariane… [une] sentinelle du temps et de l’espace [qui] capte, çà et là, des fragments de réalité dont il a la prétention de faire la synthèse pour reconstruire le monde à son image ». 4 Dans l’œuvre du peintre qui s’est considérablement développée depuis, je n’ai pas vu qu’aucun signe ait rappelé ces deux séries très fortes (sans doute aussi parce qu’au-delà du mythe chacune donne à voir la mort en face), que j’ai toujours envisagées comme une île au milieu de la « grande mer » girardienne - non pas un accident, un point blanc oublié des cartes marines, mais une île au trésor, un pic immergé de l’œuvre. C’est avec cette île pour viatique que j’ai creusé le mythe d’Icare, au départ sans y prendre garde, au fil des lectures et des expositions ou des musées. Je fus long à comprendre qu’il racontait une histoire de transgression, où rébellion et transmission avaient partie liée. 5 Henri Girard, Icare VI, 1993 Henri Girard, Sans titre, 1996 Henri Girard, Editions Apogée, collection “Ombre et lumière”, 2009 6 …Porté par le hasard objectif de la découverte des restes d’un oiseau mort sur le chemin de halage à Châteauneuf l’après-midi où il venait d’acheter L’envol d’Icare de Lacarrière, Henri se bagarre depuis dans son atelier avec le mythe de l’homme qui voulut voler trop haut. Icare de l’écriture, qu’ai-je à ma disposition pour tenter l’envol aujourd’hui dans le dédale de la mémoire ? D’abord le texte fondateur où l’on voit Dédale, le génial bricoleur, fabriquer des ailes avec de la cire : Tum lino medias et ceris alligat imas Atque ita compositas parco curvamine flectit Ut veras imitetur aves... Ovide, Métamorphoses VIII 193-195 ... Cire qui, quelque part entre Samos, chérie de Junon (Dédale et Icare avaient dépassé Délos et Paros), Lébinthos (Levitha) et Calymné (Kalymnos), fertile en miel, fond au voisinage du soleil : Rapida vicina solis Mollit odoratas, pennarum vincula, ceras. Tabuerant cerae... Puis, s’agissant d’échapper au Labyrinthe, ne pas oublier (Caillois, Jeux d’ombres sur l’Hellade in Le mythe et l’homme) que l’Acropole apollinienne n’a pu se bâtir que sur les ruines magiques de Cnossos - que « les monstres prédestinent les demi-dieux ». Icare est une victime propitiatoire. Enfin, deux variations sur le fameux Paysage avec la chute d’Icare de Bruegel l’Ancien (quant à moi, j’ai toujours vu, dans le berger à la houppette qui baye aux corneilles au second plan, ô pastor baculo innixus ! mais qui est quasiment au centre géométrique du tableau, un ancêtre de Tintin – et cette vision m’a longtemps occulté la Kaddath peinte sur l’horizon, dans une lumière de mirage, sur laquelle il y aurait beaucoup à dire) : 1. la traduction d’un texte d’Auden sur la souffrance, Musée des Beaux-arts : Au chapitre de la souffrance ils ne se trompaient guère, Les Vieux Maîtres. Ils savaient bien Qu’elle est le lot des hommes et les surprend A table, quand ils ouvrent la fenêtre ou marchent pour tuer le temps. Où s’annonce, dans la ferveur et le recueillement, La naissance miraculeuse, il y a toujours Des enfants distraits qui patinent Sur un étang à la lisière du bois : Les Vieux Maîtres n’oublient jamais Que même l’odieux martyre doit s’accomplir Quoi qu’il arrive, là, dans ce terrain vague Où les chiens mènent leur vie de chien tandis que le cheval du bourreau Se frotte innocemment contre un arbre. Dans l’Icare de Bruegel, par exemple : tout tourne Tranquillement le dos au désastre. Le laboureur a sans doute entendu 7 Le bruit de la chute et le cri de désespoir, Mais que vaut pour lui cet échec ? Le soleil brille Comme il se doit sur les jambes blanches qui plongent dans l’eau Verte. Et la nef d’apparat qui a sans doute tout vu De cette chose stupéfiante, un jeune homme qui tombe du ciel, Garde son cap et fait voile, sereine. (A propos de musée, noté récemment ces vers dans Le chiffre des jardins, de Philippe Jones qui, lorsqu’il n’est pas poète, est conservateur en chef des Musées royaux des beaux-arts de Belgique : dans le musée désert des signes arrêtés sont indice d’ailleurs Et le livre se trouve être rangé dans la bibliothèque, hasard objectif ! derrière notre bougie de mariage, de cire odorante...) 2. et une belle histoire de pêcheur à la ligne racontée par t’Serstevens (La chute d’Icare, in Le dieu qui danse), qu’on a décidément bien tort d’oublier - ne serait-ce que pour une phrase comme celle-ci : « le paysage, d’un élan symétrique, s’écoulait vers un centre... », sur laquelle être intarissable. … « L’ami t’Ser », qui est son « plus ancien copain des lettres » me conduit à l’auteur du Lotissement du ciel, qui admirait Redon au point de prénommer Odilon son fils cadet (l’aîné, un Icare pilote de chasse abattu par la flak allemande en mai 40, eut droit à Rémy, en l’honneur de Rémy de Gourmont) – Odilon Redon qui nous a laissé une fascinante Chute d’Icare, amas de membres et d’ailes brisés, brûlés, sur une couche d’or brasillant : c’est un morceau de soleil que la mort du jeune homme ivre de ciel nous offre. 8 LE ROMAN D’ICARE Henri Matisse, roman est le livre d’un livre impossible. On y voit Aragon, au bout de son âge, empaqueter des textes anciens avec les ficelles de la douleur, larder de douleur le journal de ses rencontres avec Matisse pour tenter d’en faire de la beauté. Mais le lecteur reste sur sa faim du « grand fauve », qu’il semble bien que Matisse fût. Seules quelques rares clés lui sont données sur le dessin (les variations instinctives comme prélude aux « très volontaires » thèmes), Dieu (« Si je crois en Dieu ? Oui, quand je travaille », et la chapelle de Vence comme un livre athlétique) et les femmes (ingresques, évidemment) - mais rien sur la couleur, malgré un chapitre obligé qui finit sur une pirouette, ce qui est un comble pour celui dont Picasso disait qu’aucun n’avait « chatouillé comme Matisse la peinture jusques à de tels éclats de rire ». La première impression qui lui vient est d’avoir sous les yeux une ultime défense et illustration d’Aragon par lui-même, ensemble pathétique et repoussante, fascinante, vertigineuse, et il se souvient du vers terrible du Roman inachevé : Je ne récrirai pas ma vie Elle est devant moi sur la table Comme si sa vie n’avait été que signes, comme si l’écrivain, même en présence du peintre le plus libre qui soit, n’avait pas réussi à se défaire du carcan des mots. Se disant cela, il découvre que ce livre, qui se veut roman et fonctionne comme tel, est l’histoire d’une tentative d’évasion. Henri uploads/s3/ a-propos-d-x27-icare.pdf

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