Études de lettres 3-4 | 2013 Narrations visuelles, visions narratives Abstracti

Études de lettres 3-4 | 2013 Narrations visuelles, visions narratives Abstraction et narration : une alliance paradoxale (notes sur la bande dessinée abstraite) Jan Baetens Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/edl/572 DOI : 10.4000/edl.572 ISSN : 2296-5084 Éditeur Université de Lausanne Édition imprimée Date de publication : 15 décembre 2013 Pagination : 45-68 ISBN : 978-2-940331-33-8 ISSN : 0014-2026 Référence électronique Jan Baetens, « Abstraction et narration : une alliance paradoxale (notes sur la bande dessinée abstraite) », Études de lettres [En ligne], 3-4 | 2013, mis en ligne le 15 décembre 2016, consulté le 19 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/edl/572 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edl.572 © Études de lettres ABSTRACTION ET NARRATION : UNE ALLIANCE PARADOXALE (NOTES SUR LA BANDE DESSINÉE ABSTRAITE) La récente vogue de la bande dessinée abstraite, tant en Europe qu’aux Etats-Unis, oblige à repenser la définition de l’abstrait, d’une part, puis à s’interroger sur les rapports entre abstraction et narration, d’autre part. Dans un premier temps, on tente d’élargir le concept d’abstraction, qu’il n’est pas possible de réduire à la seule non-figuration, insuffisante à rendre compte de la spécificité médiatique de la bande dessinée. Ensuite, l’exemple de Lambert Wiesing (voir Artificial Presence) aide à mieux construire les emplois possibles du concept d’abstraction. La troisième partie prend appui sur cette approche multiforme de l’abstraction pour examiner la manière dont l’abstraction, loin de s’opposer à la narration, y est intimement mêlée et comment il est possible de donner à l’abstraction une place dans l’analyse narrative, à l’intérieur comme à l’extérieur des bandes dessinées abstraites. L’abstraction au pluriel Il ne faut pas le dissimuler : pour la majorité des historiens de l’art comme pour la plupart des narratologues, la bande dessinée est encore une pratique mineure 1. Toutefois, cet objet très humble nous aide à réin- terroger certaines de nos idées les plus reçues sur les mots et les images. Comme le note par exemple Thierry Groensteen, la bande dessinée est une des pratiques qui se dérobent le plus radicalement à l’opposition 1. Parmi les heureuses exceptions, saluons par exemple, du côté de la narratologie, R. Baroni, La Tension narrative et, du côté de l’histoire de l’art, Ph. Kaenel, G. Lugrin (éds), Bédé, ciné, pub et art. 46 ÉTUDES DE LETTRES séculaire, « figée » en quelque sorte par le Laocoon de Lessing, des arts du temps et de l’espace 2. Dans ce même esprit d’interrogation des évi- dences, j’aimerais me pencher ici sur un type de bande dessinée très par- ticulière, la bande dessinée dite « abstraite », pour revenir sur deux termes dont l’union paraît paradoxale : abstraction d’une part, narration d’autre part. Commençons par souligner que, dans le domaine de la bande dessinée, abstraction et narration s’excluent moins qu’on ne le pense de prime abord. Témoin la récente mode d’une forme très singulière, la bande dessinée abstraite, que le grand public a pu découvrir à l’aide de quelques anthologies, parfois très médiatisées, comme celles d’Ibn Al Rabin 3 ou Andrei Molotiu 4. Ces travaux ne rassemblent pas unique- ment la production contemporaine en la matière, mais permettent éga- lement de porter un regard neuf sur certaines réalisations du passé qu’il devient possible, a posteriori bien entendu, de rapprocher du champ de l’abstraction, aussi bien en Europe (bande dessinée) qu’aux Etats-Unis (comics et roman graphique – pour autant qu’il soit possible ou pertinent d’avancer ce genre de distinctions). La bande dessinée abstraite se présente directement comme une bande dessinée, non pas faite à l’aide d’images abstraites, mais comme une bande dessinée sans dimension narrative. Pour citer un de ses promoteurs le plus actifs, Andrei Molotiu : Of course, abstract comics can be defined as sequential art consist- ing exclusively of abstract imagery […]. But the definition should be expanded somewhat, to include those comics that contain some rep- resentational elements, as long as those elements do not cohere into a narrative or even into a unified narrative space […] 5. Sans trop entrer dans les détails, c’est-à-dire sans vraiment se poser la question de savoir ce qu’est l’abstraction et ce qu’est le récit, Molotiu situe la bande dessinée abstraite aux antipodes de ce qu’est le médium 2. Th. Groensteen, Système de la bande dessinée. 3. Le projet lancé par I. Al Rabin en 2002 (une bande dessinée sans figures ni mots) n’a finalement pas vu le jour (il était prévu chez Bülb Comix). Les contributions sont parues dans les numéros 13, 14 et 15 de Bile Noire en 2004-2005. 4. A. Molotiu (éd.), Abstract Comics. 5. Ibid., « Introduction » (non paginée, mais p. 1). ABSTRACTION ET NARRATION 47 pour la presque totalité de ses théoriciens : une « séquence narrative » 6, faite à l’aide de dessins et offerte dans des « multicadres » 7 disposés sur un support fixe. Or, comme l’ont observé certains critiques, une chose est d’évincer le récit au niveau de l’objet, une autre est de l’éviter au niveau de la lecture. Comme le note Douglas Wolk, chroniqueur de bande dessinée au New York Times Book Review, les lecteurs des bandes dessinées abstraites ne manquent pas de faire appel à leurs habitudes nar- ratives pour s’approprier des œuvres dont le caractère narratif ne va pas de soi : The artists assembled by Andrei Molotiu for his anthology Abstract Comics […] push « cartooning » to its limits. […] It’s a fascinating book to stare at, and as with other kinds of abstract art, half the fun is observing your own reactions : anyone who’s used to reading more conventional sorts of comics is likely to reflexively impose narrative on these abstractions, to figure out just what each panel has to do with the next 8. Ce témoignage dit exactement ce qui se passe quand le lecteur passe outre aux injonctions non narratives du texte de présentation : d’abord c’est bien lui, le lecteur, qui décide de son régime de lecture (il « impose » un récit à l’œuvre), ensuite cette réaction est de l’ordre du réflexe auto- matique (le lecteur s’appuie sur des mécanismes cognitifs très profonds), enfin le socle même de tout rétablissement du récit, si on peut dire, est en rapport avec la notion de séquence (apparemment, il suffit de s’interroger sur ce qui permet de passer d’une case à la suivante pour libérer le regard narratif). L’essentiel de la réplique de Wolk au manifeste de Molotiu peut donc se résumer ainsi : il ne suffit pas de faire une bande dessinée non narrative pour qu’elle soit également lue comme telle, parce que les habi- tudes narratives du lecteur l’empêchent de mettre entre parenthèses le récit que l’œuvre, pourtant, lui refuse. D’une certaine façon, la rapidité avec laquelle la bande dessinée abstraite a rencontré un public plus large semble prouver que Wolk a raison. Si la bande dessinée abstraite a pu se faire accepter sans trop 6. Ce syntagme renvoie évidemment à W. Eisner (cf. Comics and Sequential Art). 7. Le concept de « multicadre » est dû à H. Van Lier, qui l’a intégré à son Anthropogénie. 8. D. Wolk, « Comics », p. BR14. 48 ÉTUDES DE LETTRES de difficultés, toutes proportions gardées bien entendu, n’est-ce pas la preuve qu’il est facile, pour le lecteur moyen, de l’intégrer à ses cadres de lecture traditionnels ? Autrement dit : dès qu’un ensemble de dessins se présente dans un ordre que l’on imagine séquentiel – ce qui est sans doute plus facile quand il s’agit d’une œuvre présentée à l’intérieur d’un livre, dans des pages que structure l’idée de multicadre, que dans le cas de dessins exposés sur les cimaises d’une galerie –, la « récupération » nar- rative d’une œuvre, si abstraite soit-elle, est toujours, sinon possible, du moins pensable. De ces premières observations, certes très générales, on peut déduire déjà deux autres remarques, elles aussi encore tout à fait générales et qui ne prétendent nullement déboucher sur une définition de l’abstraction en bande dessinée. La première est relative à la nécessité d’abandonner le caractère homogène du concept d’« abstrait ». En effet, l’abstraction n’est pas seulement ce qui s’oppose à la représentation (c’est-à-dire à la figura- tion), mais également ce qui s’oppose à la narration (c’est-à-dire au récit). L’abstraction s’évapore quand un récit s’impose, et inversement, et cette dialectique ne peut en aucun cas être réduite à la tension entre le figuratif et le non figuratif. A côté de cette première distinction entre deux types d’abstraction (qui peut relever soit d’une forme d’anti-représentation, soit d’une forme d’anti-narration), il importe aussi de distinguer deux niveaux, celui de la case et celui de la séquence. Dans le cas de la bande dessinée, le niveau de la case est régi le plus souvent par la tension entre figuration et abstrac- tion, alors que le niveau de la séquence est structuré en principe par la tension entre abstraction et narration, sans toutefois que types et niveaux d’abstraction coïncident absolument. En effet, comme le met en lumière la restriction « dans le cas de la bande dessinée », il n’en va pas toujours forcément uploads/s3/ abstraction-et-narration-une-alliance-paradoxale-notes-sur-la-bande-dessinee-abstraite-jan-baetens.pdf

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