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02/05/13 18:30 Aby Warburg et l’archive des intensités Page 1 sur 13 http://etudesphotographiques.revues.org/index268.html No 10 Novembre 2001 : La ressemblance du visible/Mémoire de l'art Aby Warburg et l’archive des intensités GEORGES DIDI-HUBERMAN p. 144-168 Résumé Texte intégral En recherchant, depuis les sarcophages antiques jusqu’aux œuvres de la Renaissance, un fil de « survivance » (Nachleben) capable de mettre au jour la prégnance temporelle de certaines « formules de pathos » (Pathosformeln), Aby Warburg a tenté de dresser quelque chose comme un inventaire des états psychiques et corporels incarnés dans les œuvres de la culture figurative. Ce n’est rien moins qu’une archive historique des intensités qu’il visait en cette recherche. En recherchant, depuis les sarcophages antiques jusqu’aux œuvres de la Renaissance, un fil de « survivance » (Nachleben) capable de mettre au jour la prégnance temporelle de certaines « formules de pathos » (Pathosformeln), Aby Warburg a tenté de dresser quelque chose comme un inventaire des états psychiques et corporels incarnés dans les œuvres de la culture figurative. Ce n’est rien moins qu’une archive historique des intensités qu’il visait en cette recherche1. 1 Y a-t-il une typologie des formules pathétiques ? Warburg s’est posé la question. En 1905, il a ouvert un grand cahier in-folio dont la couverture était faite de papier marbré (tourbillons, spirales, serpents lovés les uns dans les autres). Il l’a intitulé Schemata Pathosformeln, souhaitant vraisemblablement consigner dans ce registre la typologie 2 02/05/13 18:30 Aby Warburg et l’archive des intensités Page 2 sur 13 http://etudesphotographiques.revues.org/index268.html Archive linguistique : la séquence supplétive en question. Il a dessiné au crayon quelques images fameuses – comme les allégories de Giotto à Padoue – et les a soigneusement repassées à l’encre. Il a esquissé, comme à son habitude, des schémas arborescents, des généalogies hypothétiques, des couples d’oppositions allant proliférant. Il a ménagé, sur les doubles pages, de grands espaces tabulaires, avec rangées et colonnes : on peut y parcourir des listes de « degrés mimiques » tels que « course », « danse », « enlèvement » ou « viol », « combat », « victoire », « triomphe », « mort », « lamentation » et « résurrection » (Lauf, Tanz, Raub, Kampf, Sieg, Triumph, Tod, Klage, Auferstehung). Mais la plupart des cases ont été laissées vides : le projet était sans doute désespéré. On referme donc le grand cahier : tourbillons, spirales, serpents lovés les uns dans les autres2 (voir fig. 2). Échec aux schémas, donc. Vingt ans plus tard, les Schemata Pathosformeln, laissés en plan, auront fait place à l’atlas Mnemosyne, ce montage non schématique constamment en travail, jamais fixé, d’un corpus d’images déjà considérable et, en droit, infini ( fig. 1). L’iconographie peut s’organiser en motifs, voire en types – mais les formules de pathos, elles, définissent un champ que Warburg pensait comme rigoureusement trans-iconographique. Comment, dès lors, rendre compte de l’opération conjoignant les trois « principes de l’expression » adaptés de la biologie darwinienne ? Et, puisqu’il s’agit ici d’anthropologie culturelle, comment – par-delà Darwin – trouver les paradigmes pertinents pour penser l’intensité des formes symboliques ? 3 Warburg s’est d’abord tourné vers un paradigme linguistique : façon d’interroger le statut de la « formule » dans l’expression Pathosformel. Lorsqu’il énonce, dès 1893, son projet d’étudier chez Botticelli la « force formatrice du style » (stilbildende Macht) à travers les processus d’« amplification du mouvement » (gesteigerte Bewegung)3 – Warburg n’emploie pas au hasard l’adjectif gesteigert : celui-ci dénote bien l’intensification ou l’amplification en général ; mais il dénote aussi, plus spécifiquement, l’usage grammatical du comparatif. L’analogie linguistique est donc là dès le départ. Warburg, dans ses manuscrits, ne cessera jamais de manier les niveaux d’intensification qu’il nomme, précisément, comparativ et superlativ4. Et ce qui l’intéressera d’abord dans les représentations de La Mort d’Orphée par Mantegna et Dürer sera l’exhumation, comme il dit, de très anciens « superlatifs du langage gestuel » (Superlative der Gebärdensprache)5. 4 On sait le rôle qu’ont joué, dans cette conception, les théories linguistiques de Hermann Osthoff sur les caractères formels des supplétifs dans les langues indo- européennes : l’intensification requiert, disait Osthoff, un changement de racine, un déplacement radical : melior n’a pas la même racine que bonus, et optimus déplace encore les choses6. Ce que Warburg exprimera en ces termes : 5 « Dès 1905, l’auteur [Warburg parle de lui-même] avait été conforté dans ses tentatives par la lecture du texte d’Osthoff sur la fonction supplétive dans la langue indo-germanique ; il y était démontré, en résumé, que certains adjectifs ou certains verbes peuvent, dans leurs formes comparatives ou conjuguées, subir un changement de radical, sans que l’idée de l’identité énergétique de la qualité ou de l’action exprimées en souffrît ; au contraire, bien que l’identité formelle du vocable de base eût de fait disparu, l’introduction de l’élément étranger ne faisait qu’intensifier la signification primitive (sondern dass der Eintritt eines fremdstämmigen Ausdrucks eine Intensifikation der 6 02/05/13 18:30 Aby Warburg et l’archive des intensités Page 3 sur 13 http://etudesphotographiques.revues.org/index268.html Archive chorégraphique : le pas de la nymphe ursprünglichen Bedeutung bewirkt). On retrouve, mutatis mutandis, un processus analogue dans le domaine de la langue gestuelle qui structure les œuvres d’art (der kunstgestaltenden Gebärdensprache), quand on voit par exemple une Ménade grecque apparaître sous les traits de la Salomé dansante de la Bible, ou quand Ghirlandaio, pour représenter une servante apportant son panier de fruits, emprunte très délibérément le geste d’une Victoire figurée sur un arc de triomphe romain7 (fig. 3). » Bref, c’est l’étrangeté qui prend ici le pouvoir d’intensifier un geste présent en le vouant au temps fantomal des survivances. C’est l’étrangeté qui, dans la collision anachronique du Maintenant (la servante) et de l’Autrefois (la Victoire), ouvre au style son futur même, sa capacité à changer et à se reformer entièrement – comme Warburg l’énonce quelquefois sous le terme d’Umstilisierung. 7 Telle est bien, dans la langue comme dans les corps et les images, la puissance des survivances : toute transformation, selon Warburg – toute protension vers le futur, toute découverte intense, toute nouveauté radicale –, en passe par la revisitation de « mots originaires » (Urworte). Voilà pourquoi le projet ultime de Warburg, le projet de Mnemosyne, s’est finalement présenté à ses yeux comme une recherche, via survivances, métamorphoses et sédimentations, du temps perdu et de la fantomale « dynamique » propre à certains « mots originaires de la langue gestuelle des passions » (Urworte leidenschaftlicher gebärdensprachlicher [Dynamik])8. De même que les « mots originaires » de Karl Abel – où Freud puisa en 1910 son fameux argument sur le « sens opposé » (Gegensinn)9 –, les Urworte de Warburg sont des matériaux plastiques voués aux empreintes successives, aux déplacements incessants et aux renversements antithétiques. 8 On se tromperait donc lourdement à chercher dans l’anthropologie warburgienne une description des « origines » comprises comme « sources » pures de leurs destins ultérieurs. Les « mots originaires » n’existent que survivants : c’est-à-dire impurs, masqués, contaminés, transformés, voire antithétiquement renversés. Ils passent comme un souffle d’étrangeté temporelle dans les images de la Renaissance, mais ils ne sont en rien isolables à leur « état de nature », même dans les sarcophages antiques. À rigoureusement parler, cet état de nature n’a jamais existé comme tel. 9 De même, on se tromperait lourdement à chercher dans ce paradigme linguistique une réduction “iconologique” des images aux mots. Il n’y a pas d’opérations réductrices – ou réductives – chez Warburg : sa passion philologique, sa dette envers Hermann Usener, son admiration pour la paléographie de Ludwig Traube, son amitié avec André Jolles ou Ernst Robert Curtius (qui a dédicacé à Warburg son œuvre monumentale sur La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, puis utilisé la notion de Pathosformel dans le champ littéraire), tout cela indique certes une affinité profonde des champs d’étude, mais en aucun cas une affiliation de l’étude des images à celle des mots10. Warburg écrivait, dès 1902, que sa recherche des « sources » ne visait pas à expliquer les œuvres d’art par des textes, mais plutôt à « reconstituer le lien de connaturalité [anthropologique] entre le mot et l’image » (die natürliche Zusammengehörigkeit von Wort und Bild)11. 10 Cette connaturalité est inscrite dans l’histoire des corps autant que dans l’histoire des mots : l’érotique botticellienne – pensons à la ronde si légère et si élaborée des personnages mythologiques du Printemps – ne répond pas seulement à ses « sources » 11 02/05/13 18:30 Aby Warburg et l’archive des intensités Page 4 sur 13 http://etudesphotographiques.revues.org/index268.html littéraires, par exemple à tout ce qu’on peut lire chez Politien. Elle est aussi hantée corporellement par des « rythmes originaires » qui modulent déjà les surfaces de sarcophages antiques (fig. 4). Bien avant Salomon Reinach et Marcel Mauss12, Warburg a compris la nécessité d’une anthropologie historique des gestes qui ne soit pas prisonnière des physiognomonies naturalistes ou positivistes du XIXe siècle, mais soit capable, au contraire, d’examiner la constitution technique et symbolique des gestes corporels dans une culture donnée. D’où l’importance d’un second paradigme, uploads/s3/ aby-warburg-et-l-x27-archive-des-intensites.pdf
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- Publié le Jan 15, 2021
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