Alain Michel Le vocabulaire esthétique à Rome : rhétorique et création artistiq

Alain Michel Le vocabulaire esthétique à Rome : rhétorique et création artistique In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Antiquité T. 97, N°1. 1985. pp. 495-514. Résumé Alain Michel, Le vocabulaire esthétique à Rome : rhétorique et création artistique, p. 495-514. Le vocabulaire de la critique d'art n'est pas inconnu des Romains. On le trouve dans les traités de rhétorique, qui renvoient eux- mêmes à l'enseignement des philosophes. Nous essayons ici de suivre cette double tradition en en montrant la cohérence à travers l'histoire. Cicéron accomplit entre Platon et Aristote une synthèse dont certains aspects se retrouvent chez Denys d'Halicarnasse ou Pline. Les textes littéraires confirment la problématique qui se trouve ainsi établie (Horace, Ovide, Virgile). On peut suivre le même courant jusqu'à la Renaissance (Torquato Tasso, Scaliger) et même jusqu'à Stendhal. Citer ce document / Cite this document : Michel Alain. Le vocabulaire esthétique à Rome : rhétorique et création artistique. In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Antiquité T. 97, N°1. 1985. pp. 495-514. doi : 10.3406/mefr.1985.5495 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_0223-5102_1985_num_97_1_5495 HISTOIRE LITTÉRAIRE ALAIN MICHEL LE VOCABULAIRE ESTHÉTIQUE À ROME : RHÉTORIQUE ET CRÉATION ARTISTIQUE Je suis un professeur de littérature. Le directeur de l'École française a bien voulu me convier à venir parler à Rome. Qu'ai-je à dire? Ma recherche ne porte pas spécialement sur les monuments ou sur les témoi gnages matériels laissés par la civilisation antique. Pourtant, ils ne me laissent pas indifférent. Mais le domaine qui m'est propre est constitué par les mots, les textes, le langage. La question que je me pose à leur sujet n'est pas seulement celle de la vérité, mais aussi celle de la beauté. J'étu die le fait littéraire : il ne saurait être compris, examiné dans sa spécificité sans une référence à l'esthétique1. On comprendra donc que, souhaitant parler à Rome de la beauté et désirant le faire en tant que professeur le lettres, j'étudie maintenant le vocabulaire du beau. Mais je vais rencontrer une difficulté. Les modernes admettent communément que les anciens n'ont pas du beau une idée clai re et distincte. Ils observent que l'Antiquité ne nous a pas laissé de traité d'esthétique. Tel n'est pas mon sentiment. Je reconnais que de tels ouvra ges n'existent pas en forme. Mais je constate que le vocabulaire du beau, chez les anciens et particulièrement à Rome, présente une richesse et une complexité que notre temps n'a su ni dépasser ni même atteindre. Où trouver ce vocabulaire? Chez les orateurs et chez les théoriciens, de l'él oquence, car la rhétorique antique est avant tout une critique, qui prétend analyser les éléments de la création, non lui fournir des règles toutes fai tes. Nous allons donc venir aux textes théoriques que nous emprunterons surtout aux rhéteurs et aux philosophes. Nous chercherons si leur doctri ne trouve une application chez les écrivains, notamment les poètes. Mais nous retiendrons d'abord un fait : l'esthétique, telle que les anciens la 1 De là le lien profond qui existe entre littérature et histoire de l'art. Nous y reviendrons sans cesse dans notre étude. Nous avons insisté sur son importance dans un livre : La parole et la beauté. MEFRA - 97 - 1985 - 1, p. 495-514. 496 ALAIN MICHEL connaissent, n'est pas dogmatique. Elle se définit dans la création et dans le dialogue critique. Elle laisse la voie ouverte à l'invention et à la liberté. Elle ne cherche que la sagesse et ce qu'elle trouve, c'est la beauté. Nous essayerons de suivre, très schématiquement, l'apparition des principaux vocables que nous utilisons encore lorsque nous parlons d'es thétique. Dans le cadre du présent exposé, il nous suffira de partir de Pla ton et nous choisirons de nous référer d'abord à un de ses dialogues : l'Hippias majeur. Socrate interroge un sophiste. C'est dans cette perspective que se posent les problèmes du beau. La Sophistique croyait à l'apparence; elle essayait d'admettre les valeurs d'opinion, telles que les proposait la cultu re élaborée (parfois en forme d'encyclopédie) par la société. Une telle mise en œuvre se faisait à travers les productions des techniques, pour lesquelles les sophistes montraient de la considération. Platon, comme on sait, prend le contre-pied de ces attitudes. Il conteste l'apparence, se défie des croyances communes et, s'il s'intéresse aux arts, veut les fonder dans l'idéal. De là le mouvement de son dialogue. Hippias adopte d'abord le ton et les moyens de l'éloquence : il veut sédui re son auditoire pour l'entraîner: qu'est-ce que la beauté? Il répond, de façon délectable et séduisante : une belle jeune fille. Mais Socrate inte rrompt de tels élans, les ramène par l'ironie à la critique philosophique : est-ce aussi une belle marmite? On doit préciser les définitions. Il en va de même pour l'or et l'ivoire : les valeurs reçues de tous doivent-elles tou jours être acceptées? Le problème de la relativité se trouve posé. Platon propose la notion de convenance. Mais la convenance peut être apparente ou réelle. Il en vient à l'utile qui, assurément, produit le beau : une archi tecture est belle quand elle est fonctionnelle. Mais la cause ne saurait être confondue avec l'effet : donc, nous devons distinguer le beau de l'utile. On essayera dès lors de le définir par l'agrément. Mais il ne s'agit pas de tout agrément. Comment saisir un tel plaisir dans sa particularité? Socrat e aboutit à une conclusion incomplète (303 e) : «Ainsi, dira-t-on, vous définissez le beau comme un plaisir utile ». Il reste à savoir quand et com ment un plaisir peut être utile et si les deux notions suffisent à elles seul es. Les réponses apparaîtront plus tard dans le Philèbe et dans le Phè dre. On connaît en particulier, dans ce dernier dialogue, le texte fameux (249 e sqq.) où Platon nous explique que le beau est la splendeur du vrai LE VOCABULAIRE ESTHÉTIQUE À ROME 497 ou de l'idée. Le passage est présenté de manière précise et nuancée. Pla ton parle de λαμπρότης (éclat, brillant, splendeur) et il ajoute la notion α'ένάργεια (clarté pénétrante et distincte). Il indique qu'un tel reflet const itue tout ce que nous pouvons saisir de l'absolu, lorsque le sensible auquel il est mêlé en atténue l'insoutenable lumière. Si nous pouvions atteindre la sagesse, la φρόνησις toute pure, quelles «inimaginables amours» ne vivrions-nous pas alors?2 Au terme de notre brève analyse, nous pouvons mesurer la fécondité de la pensée platonicienne. Le philosophe a créé ou regroupé tout un vocabulaire qui fera fortune : utilité, grâce, convenance, relativité, plaisir, splendeur et lumière. Pour mettre en place ces notions, il a posé les ques tions du désir et de l'amour, il a montré la place que tient la transcendanc e dans l'expérience du beau. Aristote hérite de ces données. Il ne les reprend pas toutes à son compte, mais il les connaît. Sa démarche s'exerce dans une autre direc tion. Il construit, dans sa Poétique et dans sa Rhétorique, un souple syst ème de pensée qui s'appuie, on doit le souligner, sur les affirmations majeures et sur les distinctions fondamentales de sa philosophie : forme et matière, puissance et acte, nature et art. À partir de ces principes, il arrive à une théorie de la beauté dans le langage. Car les mots, maniés avec art, donnent forme à une matière. Ils favorisent ainsi à la fois le plaisir et la connaissance. Aristote se trouve donc en mesure de présenter une théorie de l'e xpression (la λέξις) qui reprend les résultats acquis par Gorgias et qui les intègre dans des schémas philosophiques. Le texte le plus important est sans doute Rhétorique, 111,2,1404 b. Le Stagirite souligne que le style doit répondre à deux exigences, l'une relative à la connaissance, l'autre, préci sément, à la beauté : « Une vertu du style est la clarté, mais il ne doit être ni bas ni d'une noblesse excessive : il doit respecter la convenance». Aris tote continue : «Ce qui fait la clarté du style, c'est la propriété des termes (κύρια), ce qui en relève la platitude et en fait l'ornement (κεκοσμημένην), c'est l'emploi de tous les autres mots énumérés dans la Poétique : c'est l'écart qui le fait paraître plus noble (. . .) On admire ce qui est éloigné et l'admiration est agréable. . .»3. Les commentateurs disent parfois qu'Aris- tote ramène tout à la clarté. Cela n'est pas exact. En réalité, le passage que nous étudions démontre qu'il connaît dans leur totalité les «vertus du 2 Phèdre, 250 d. 3 Το γαρ έξαλλάξαι ποιεί φαίνεσθαι σεμνοτέραν . . . θαυμαστοί γαρ των απόντων είσίν, ήδύ δέ θαυμαστόν έστιν . . . MEFRA 1985, 1. 32 498 ALAIN MICHEL style », sur lesquelles insisteront ses disciples. À la clarté, il sait joindre la pureté (propriété et correction). Il leur ajoute les ornements et la conve nance4. Plus largement, on peut dire qu'il cherche à unir des qualités qui définiront plus tard l'esprit classique et l'esprit baroque. À la limpidité qu'exige l'expression transparente du sens, il joint l'«étrangeté» - tel est le sens exact de uploads/s3/ alain-michel-le-vocabulaire-esthetique-a-rome-rhetorique-et-creation-artistique 1 .pdf

  • 23
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager