Y A-T-IL UNE SOCIOLOGIE POSSIBLE DE L'ŒUVRE MUSICALE ? ADORNO ET AU-DELÀ Pierre

Y A-T-IL UNE SOCIOLOGIE POSSIBLE DE L'ŒUVRE MUSICALE ? ADORNO ET AU-DELÀ Pierre-Michel Menger Presses Universitaires de France | « L'Année sociologique » 2010/2 Vol. 60 | pages 331 à 360 ISSN 0066-2399 ISBN 9782130580003 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-l-annee-sociologique-2010-2-page-331.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Ses apports originaux viennent de ses monographies, et notamment de l’essai sur Mahler. La sociologie de l’œuvre proposée ici est celle de la variabilité de l’organisation du travail créateur. Et l’œuvre n’acquiert les caractères d’un bien durable qu’en étant conçue comme un bien inter­ médiaire indéfiniment transformé. Mots-clés. – Adorno ; Déterminisme ; Innovation ; Mahler ; Musique ; Normativité ; Œuvre ; Sociologie ; Travail. Abstract. – To what extent is sociology able to offer a significant contribution to the study of musical works? I first review Adorno’s attempt to decipher the very social substance of music. His systematic program advocates a deterministic, norma­ tive and antiempirical approach, which dead-ends. By contrast, his monographs (e.g. his essay on Mahler) stand on a quite different level, and some of their insights may suggest how to overcome the limits of his critical sociology. The sociological approach to music gains substance when works are seen as the output of a creative and interpretive process subject to high variability and then as intermediate goods that owe their long-lasting value to endless intervention and transformation. Key words. – Adorno; Determinism; Innovation; Mahler; Music; Normativity; Sociology; Work. L’année sociologique, 2010, 60, n° 2, p. 331-360 © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 197.238.4.60) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 197.238.4.60) Pierre-Michel Menger 332 Dans la division du travail scientifique, l’analyse des œuvres d’art est un domaine de savoir spécialisé que se réservent les historiens et les théoriciens de l’art, de l’architecture, de la littérature, du théâtre et du cinéma, et les musicologues. Les années 1960 et 1970 furent, en Europe, celles des défis que les sciences humaines et sociales ont cherché à relever pour dépasser les frontières académiques et, espéraient-elles, fonder une approche plus scientifique des œuvres d’art. Établissant un bilan de ces tentatives dans le domaine littéraire, qui, en raison même de son médium, apparaissait le plus directement accessible aux approches pluridisciplinaires, Martin et Molino (1987) ont distingué cinq modèles. Un premier modèle se conforme à la tradition de la poétique et de la rhétorique, et fixe les règles à suivre pour se conformer aux lois d’un genre ou aux canons d’un style, et indique par quelles voies pratiques y arriver. Mais il a les limites de son caractère normatif et prescriptif. Un deuxième modèle, hermé­ neutique, a pour principe de faire apparaître la multiplicité des sens qu’une œuvre porte en elle, et d’ordonner cette multiplicité selon l’opposition entre un sens manifeste, littéral, et des sens seconds, symboliques ou allégoriques. Mais, nous assurent Martin et Molino, l’œuvre, comme fait symbolique, ne se laisse déchiffrer par aucune analyse exhaustive, qu’elle soit descriptive ou explicative, et l’opacité de ses significations est une propriété constitutive, et non point une limite imposée à l’inexhaustibilité de son déchiffrement. Selon un troisième modèle, une œuvre, un genre ou un style littéraire sont situés dans une évolution – la transformation d’une tradition esthé­ tique, le développement d’un canon stylistique, ou la genèse d’une œuvre. L’interprétation est ici gouvernée par une analyse historique, philologique ou génétique, qui fournit la matière d’une contextua­ lisation sociale et culturelle de l’œuvre et permet de déchiffrer son sens originel. À l’inverse, le quatrième modèle, linguistique et struc­ tural, procède à l’autonomisation du texte par rapport à son contexte, et identifie l’organisation de l’œuvre à partir d’une analyse combi­ natoire. Le cinquième modèle est celui de l’explication externe : il fait correspondre la micro-organisation de l’œuvre et la macro- organisation sociale qui en détermine la production, en se fondant sur l’hypothèse d’une homologie de structure. Les contributions de la sociologie de l’art et de la littérature se sont distribuées entre les deuxième, troisième et cinquième approches. S’agissant de la musique savante, à laquelle je restreins mon propos, le défi herméneutique est le plus complexe. Sans surprise, c’est l’art lyrique du xixe siècle, avec la matière littéraire et dramaturgique de © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 197.238.4.60) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 197.238.4.60) 333 Y a-t-il une sociologie possible de l’œuvre musicale ? ses livrets et avec les dimensions politiques, sociales et économiques de sa primauté culturelle, qui a fourni le terrain le plus accessible à l’enquête socio-historique, et aussi aux propositions de renouvel­ lement des traditions de l’analyse musicologique (Abbate, 2001 ; Pedler, 2003 ; Montemorra Marvin, Thomas, 2006 ; Johnson, Fulcher, Ertman, 2007). Quant à la musique instrumentale et orchestrale, elle paraît défier les sciences sociales, et justifier le bien-fondé de la division du travail scientifique qui réserve la juridiction profession­ nelle sur l’analyse des œuvres aux musicologues. Ceux-ci s’irritent des incursions aventureuses des sociologues quand il s’agit d’analyser les œuvres sans détenir les compétences techniques les plus élémen­ taires, mais ils se félicitent que ces mêmes sociologues étudient les carrières professionnelles, le marché du travail musical, la structure des publics, la réception critique des œuvres, et le fonctionnement et l’économie des organisations musicales (Menger, 1983). Que penser alors d’un programme qui, à la manière des premiers programmes d’esthétique sociologique mis au point par Charles Lalo (1914) dans l’entourage de Durkheim, ferait valoir que le but ultime de l’analyse sociologique devrait être le déchiffrement des œuvres et des contenus musicaux ? En établissant les tâches d’une sociolo­ gie de la musique à partir d’une série d’antinomies, Dahlhaus (1994 [1974]) notait que si la sociologie de la musique s’en tenait unique­ ment à l’étude du contexte de production des œuvres musicales et à l’histoire de leur influence, ou à l’examen des fonctions sociales de la musique et de ses institutions, ou encore aux mécanismes de la consommation, et si elle n’avait pas la prétention de déchiffrer la substance sociale des œuvres considérées dans leur particularité, elle ne serait qu’une discipline auxiliaire inoffensive. Mais les obstacles dressés contre cette prétention nous reconduisent invariablement à l’argument de la pensée scolastique, individuum est ineffabile, auquel Gombrich fait écho : « On ne peut jamais trouver de termes assez clairement définis pour débattre d’œuvres d’art individuelles ; on peut encore moins trouver une formulation qui fasse le tour du problème précis que la création d’une œuvre d’art déterminée proposait de résoudre » (Gombrich, 1983, 410). Et si le projet est d’enchâsser l’œuvre dans son contexte, pour aller du général (formes, genres, styles) vers l’individuel, mais avec l’ambition de contextualiser suffisamment l’œuvre et sa production pour la transformer en un fait social, en un événement du monde historique, Dahlhaus demandait jusqu’où s’étendrait le contexte © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 197.238.4.60) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 197.238.4.60) Pierre-Michel Menger 334 dont on aurait besoin pour comprendre une œuvre, une série d’œuvres, ou un élément d’une œuvre. Soit le cas de la Symphonie Héroïque de Beethoven : que pourrait-on conclure, s’interrogeait Dahlhaus, quant à l’analyse de l’œuvre, en partant de l’examen de la vie musicale et des concerts de l’époque, ou de l’étude statistique des réactions des auditeurs, ou encore de l’analyse des documents concernant l’influence de l’œuvre ? Theodor Adorno demeure à ce jour le seul philosophe et socio­ logue dont l’œuvre ait proposé de dépasser l’opposition entre une analyse esthétique et technique des particularités de chaque œuvre et une interprétation sociologique qui déchiffrerait les œuvres musicales comme des documents et des exemples de tendances et de structures sociales générales. L’argument du défi qu’il propose peut être résumé ainsi. Il est possible de traquer le contenu social de la musique jusque dans les plus petites cellules uploads/s3/ anso-102-0331.pdf

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