Dix-huitième Siècle Diderot, l'esthétique et le naturalisme. L'autre science de

Dix-huitième Siècle Diderot, l'esthétique et le naturalisme. L'autre science de l'interprétation de la nature Paolo Quintili Abstract Paolo Quintili : Diderot, aesthetics and naturalism. The other science of the interpretation of nature. This article studies the genealogy of Diderot's poetics of the natural and the naive in art (theatre, painting, the novel), in his interest in a purely descriptive science of nature. Diderot's art mirrors his epistemological intention : nature only presents individual differences, and the way these natural characteristics are developed in art is controlled by a methodical structure of interpretation of man's 'second nature' based on that of his first nature, namely : 1. observation of an ideal model ; 2. reflection and linguistic formalisation of details ; 3. reproduction of this model in given conditions (playing a role). This is the work of the 'great actor', who invents modes of representation and appropriate transforma¬ tion of the poet's suprasensible ideal. Diderot's aesthetic paradox is only apparent and hides an intention which Kant's philosophy alone adopted. Art is a typical, ideal and meaningful form of human experience which is realised in a process of rationalisation and legitimation of the perceivable. The difficulties involved in this project led to Diderot's mature masterpiece, Le Neveu de Rameau. Citer ce document / Cite this document : Quintili Paolo. Diderot, l'esthétique et le naturalisme. L'autre science de l'interprétation de la nature. In: Dix-huitième Siècle, n°31, 1999. Mouvement des sciences et esthétique(s) pp. 269-282; doi : https://doi.org/10.3406/dhs.1999.2296 https://www.persee.fr/doc/dhs_0070-6760_1999_num_31_1_2296 Fichier pdf généré le 16/05/2018 DIDEROT, L'ESTHÉTIQUE ET LE NATURALISME L'AUTRE SCIENCE DE L'INTERPRÉTATION DE LA NATURE L'une des exigences avancées de manière la plus résolue par Diderot, dans ses premiers travaux de critique théâtrale des années 1757-59, est celle du réalisme des personnages et des caractères 1. Le théâtre, parmi les premières expériences du jeune philosophe, est la passion qui marque les années de sa jeunesse précédant son mariage avec Antoinette Champion en 1743 2. Diderot fré¬ quente les grandes salles parisiennes, suit des compagnies d'ac¬ teurs, lit et joue du Molière, Racine, Corneille et tentera ensuite lui-même la carrière d'écrivain de théâtre, avec des résultats qui le pousseront aussitôt au renoncement 3. Montent sur les planches Le Fils naturel (1757-repris 1771) et Le Père de famille (1758- repris 1761) 4. Cette vocation théâtrale ne demeure pas un intérêt impromptu, ni une passion de jeunesse, mais se présente sous la forme d'une 1 . Voir D. Diderot, Lettre à Madame Riccoboni, dans Œuvres Complètes (sigle : DPV), éd. H. Dieckmann, J. Proust, J. Varloot (Paris, 1975 ss.), vol. X, p. 437 ss. ; Discours de la poésie dramatique, dans Œuvres esthétiques (sigle : 0£), éd. P. Vernière (Paris, 1987), p. 234-36. Le contexte et les situations réelles décident les définitions des caractères des personnages. 2. Voir A. Wilson, Diderot. Sa vie et son œuvre (Paris, 1985), p. 32-40 ; Y. Belaval, L'esthétique sans paradoxe de Diderot (Paris, 1950), Première Partie : « La vocation théâtrale », p. 25. 3. Voir Wilson, ouvr. cité, p.2 18-30 ; P. Vernière, Introduction à OE, p. VIII- XII ; Belaval, ouvr. cité, p. 17 et 45. 4. Voir Diderot, Discours de la poésie dramatique cité, p. 268 et sv. La critique de Diderot vise la « fausseté » des actions sur scène. Des effets dramatiques complexes, artificiels, devraient, selon le philosophe, s'approcher du tableau vivant pour être véridiques. D'où l'amour pour un genre de théâtre mineur, la pantomime. « Sur la scène, on veut que les caractères soient un. C'est une fausseté palliée par la courte durée d'un drame : car combien de circonstances dans la vie où l'homme est distrait de son caractère ! » (p. 258). « Le spectateur est au théâtre comme devant une toile, où des tableaux divers se succéderaient DIX-HUITIÈME SIÈCLE, n° 31 (1999) 270 PAOLO QUINTILI étude approfondie des caractères naturels et des valeurs d'un « homme moral » tel qu'il est devenu, dans le présent historique, saisi dans le contexte de la nouvelle société bourgeoise 5. L'intérêt pour la description de ce contexte mûrit en parallèle avec les premières recherches dans le domaine des sciences physico¬ mathématiques 6. Nature et société s'affirment réciproquement, chacune dans son domaine, à travers la position d'un principe de continuité de l'une par rapport à l'autre. C'est une lente mise au point des motifs philosophiques qui doivent régir la représentation théâtrale, approfondis par la suite, à partir du modèle baconien-newtonien de la « vraie science », empirico-descriptive 7 . Les motifs de l'in¬ dividualité naturelle, représentée en clandestinité dans Le Neveu, accompagnent les exordes littéraires publics de Diderot. Le regard de sa critique épistémologique devient geste visible, observable sur scène et la reconstruction du « grand beau » de l'art passe à travers l'étude des productions de la nature vivante suivant Bacon, Maupertuis et Buffon. Théâtre, comédie, représentent le pendant esthétique de la description de ce monde naturel problématisée dans les premiers travaux, des Pensées philosophiques (1746) à la Lettre sur les aveugles (1749) et à Y Interprétation de la nature (1753) 8. Diderot élabore en ces années un modèle heuristique apte à 1' individuation des conditions qui forment les caractères humains sur le théâtre par enchantement. [...] Appliquez les lois de la composition pittoresque à la pantomine et vous verrez que ce sont les mêmes » (p. 276 et sv.). 5. Voir J. Chouillet (DPV , vol. X, p. Xl-XXIll). 6. DPV , vol. II : « Philosophie et mathématique » . Les premières recherches de Diderot, à côté des traductions, sont, pour la plupart, des études de mathémati¬ ques : les Mémoires sur différents sujets de mathématiques, dans lesquels il ébauche la doctrine du beau comme perception de rapports, remontent à 1748 ; les Écrits divers de mathématiques et la Lettre sur les sourds et les muets sont de la même période (1751). Intérêts philosophiques et scientifiques se mêlent avec des thèmes « esthétiques » au sens large, non limités au champ des beaux- arts. 7. « Avec cette prise de position commence à pâlir l'idéal de la physique mathématique qui domine et anime tout le 18e siècle ; à sa place s'élève un idéal nouveau, l'exigence d'une physique purement descriptive. Diderot a conçu et dessiné à grands traits cet idéal bien avant qu'il n'ait été réalisé en détail » (E. Cassirer, La Philosophie des Lumières, Paris, 1966, p. 104). 8. Voir F. Venturi, La Jeunesse de Diderot (Paris, 1939), chap. I : « 1713- 1745 » et IX : « De l'Interprétation de la Nature » ; Cassirer, ouvr. cité, p. 115- 116 ; Belaval, ouvr. cité, Deuxième Partie : « L'imitation de la Nature », p. 93- 101. SUR L'ESTHÉTIQUE DE DIDEROT 271 de la société, un theatrum philosophicum du réel (1757-58). La vie de ces deux mondes, le naturel et l'humain, est saisie à l'intérieur de la même perspective analytique qui la décompose dans ses parties élémentaires, à travers la méthode descriptive en trois phases : observation, réflexion théorique, répétition expé¬ rimentale 9. On peut définir ces éléments avec les termes qui reviennent, chez Diderot, le plus souvent, pour fixer les qualités de l'œuvre réaliste : « originalité », « naïveté » ou « simplicité » et « nécessité naturelle » ou « nécessité universelle », attributs du beau d'un produit de l'art comme de la vérité d'une théorie scientifique 10. Diderot le souligne dans les Pensées détachées sur la peinture : « Pourquoi la nature n'est-elle jamais négligée ? C'est que, quel que soit l'objet qu'elle présente à nos yeux, à quelque distance qu'il soit placé, sous quelque aspect qu'il soit aperçu, il est comme il doit être, le résultat des causes dont il a éprouvé les actions. / Du NAÏF ET DE LA FLATTERIE / : pour dire ce que je sens il faut que je fasse un mot [...] c'est naïf. Outre la simplicité qu'il exprimait, il y faut joindre l'innocence, la vérité et l'originalité d'une enfance heureuse qui n'a point été contrainte ; et alors le naïf sera essentiel à toute production des beaux-arts ; [...] le naïf se retrouvera dans tout ce qui sera très beau ; dans une attitude, dans un mouvement, dans une expres¬ sion. C'est la chose, mais la chose pure, sans la moindre altération. L'art n'y est plus » (OE , 824) n. L'art suit le modèle de la nature, sans faire œuvre d'imitation, ni de simple reproduction, car il transpose les « charmes » du 9. Voir Diderot, Pensées sur l'interprétation de la nature, dans Œuvres philo¬ sophiques (sigle : OP), éd. P. Vernière (Paris, 1990), pensée 15 : «Nous avons trois moyens principaux : l'observation de la nature, la réflexion et l'expérience. L'observation recueille les faits, la réflexion les combine, l'expérience vérifie le résultat de la combinaison » . Cet idéal de procédure inductive vient de F. Bacon, Novum Organum (Londres, 1620). 10. « Je me suis attaché à écarter de la notion du beau la notion de grandeur, parce qu'il m'a semblé que c'était celle qu'on lui attachait plus uploads/s3/ art-diderot-esthetique-et-naturalisme.pdf

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