Laurence ALLARD Université Lille 3 Roger ODIN Université Paris 3 Esthétiques or

Laurence ALLARD Université Lille 3 Roger ODIN Université Paris 3 Esthétiques ordinaires du cinéma et de l’audiovisuel Pour contribuer à une ethnologie de la relation esthétique, les pratiques audiovisuelles amateurs constituent un terrain d’enquête fécond. Sous la dénomination de pratiques audiovisuelles amateurs, nous réunissons : les films de famille, les films de clubs amateurs, le cinéma scolaire, les vidéos personnelles et les émissions de télévision de proximité. Ces pratiques partagent, en effet, un “ air de famille ” (Wittgenstein) à la fois au plan de leur thématique (du privé institutionnalisé du film de famille à l’intime des vidéos personnelles), de leurs conditions de production (statut amateur des réalisateurs, formats, etc.) et des conditions communautaires de réception (groupe familial, classe, etc.). Cet article cherche d’abord à recontextualiser certains enjeux liés à la figure de l’amateur dans le champ culturel contemporain dans la perspective d’une respécification des pratiques audiovisuelles amateurs en termes “ d’esthétiques ordinaires ”, respécification que nous déplierons principalement en tant que produit d’une esthétisation des institutions de la vie ordinaire autour de l’exemple du film de famille dans un deuxième temps. De quelques pratiques audiovisuelles amateurs expressives contemporaines Aujourd’hui, la place des amateurs dans le champ culturel a été largement redéfinie, et le domaine des pratiques artistiques amateurs est doté d’une légitimité accrue. D’un point de vue quantitatif, on peut noter un accroissement significatif des activités artistiques amateurs en général puisqu’en 1996, 47% des français de plus de quinze ans déclarent avoir pratiqué la musique, le théâtre, la danse, les arts plastiques ou une activité d’écriture pendant leurs loisirs(Donnat, 1998). En ce qui concerne la culture des médias de masse, les “ pratiques artistiques amateurs informatiques ” sont en plein essor. En 1999, 22% des utilisateurs d’ordinateurs ont des pratiques artistiques en amateur sur leur matériel ; 19% dessinent, 15% traitent du son et 6% de l’image. De fait une grande partie de la création de contenus sur Internet émane de simples particuliers, amateurs en tout genre, bricolant depuis leur chez-soi des sites afin d’exprimer leurs propres goûts et passions. Le dernier média du XXème siècle, Internet, se développe d’abord comme un moyen d’expression personnelle et les pages et sites personnels sont reconnues comme des formes culturelles authentiques nées des réseaux de communication informatisés. Elles sont d’ailleurs encouragées par le Ministère de la Culture français, puisque les politiques culturelles en faveur de l’Internet favorisent la dynamique des usages. Une ancienne Ministre de la Culture, Catherine Trautman, pouvait ainsi résumer sa politique : “Qu’est-ce que l’Internet culturel ? Ce sont les internautes qui s’expriment .” Dans la conclusion de son enquête sur Les pratiques culturelles des Français, le sociologue Olivier Donnat constatant que “ de plus en plus de Français, quel que soit leur âge, sont tentés d’aborder l’art par la pratique en amateur ”, émet l’hypothèse que les “ pratiques amateurs sont le siège de réels enjeux culturels puisque même sans grande valeur artistique, elles sont investies de fortes aspirations en matière d’expression de soi et de recherche d’authenticité et, à ce titre, porteuses d’identités personnelles ou collectives ” (Donnat, 1998 : 16). Cette hypothèse, articulant besoin d’expression de soi et de quête d’authenticité à un nouveau régime participatif d’accès à la culture, est stimulante et vient faire écho à certaines théories sociologiques contemporaines dites de “ l’identité réflexive ”. Il s’agit d’interroger les pratiques amateurs comme le support d’une “ invention de soi ”, c’est à dire comme pratiques expressives venant caractériser notre époque dite de “ seconde modernité ”3. L’idée de base de la théorie de l’identité réflexive, développée par Anthony Giddens et Ulrich Beck (1995), est que les individus seraient désormais libérés des contraintes socio-culturelles, telles que celles, par exemple, qui ont trait à la classe, la religion ou la nation. Depuis que les formes de vie traditionnelles ont perdu leur légitimité pseudo-naturelle, elles ne sont plus reproduites automatiquement et aveuglément. Ainsi on peut toujours être croyant et même dévot comme avant, bien sûr, mais si on l’est, c’est par choix et non par convention ou par habitude. Dans la mesure où la reproduction des traditions présuppose une intervention délibérée des individus, ces traditions deviennent optionnelles, ce qui n’est pas sans incidence pour les identités. A l’ère de la modernité tardive, certaines catégories sociales de population, auraient donc, en principe sinon de fait, la possibilité de choisir la biographie et la forme de vie qui leur convient le mieux, ainsi que le style de vie afférent. En insistant sur l’inégalité des conditions matérielles d’existence qui rendent l’individualisation possible, on peut donner une tournure “ expressiviste ” aux théories de Beck et de Giddens, à travers la notion “ d’individualisme expressif ” et énoncer que l’identité n’est pas seulement une question de choix, mais aussi une question d’expression et d’authenticité. Comme le manifestent les bricolages esthético- identitaires des pages perso., à travers lesquelles les individus fabriquent une image personnalisée de soi qu’ils exposent et émettent une prétention à l’authenticité, qui consiste à évaluer si la page perso. exprime de façon exemplaire la personnalité de l’auteur, donc si elle exprime une identité réflexive méritant l’admiration virtuelle de tous4. Il est remarquable que ces formes d’expressions personnelles informatisées émergent alors même que jamais le champ d’expressivité individuelle n’a semblé aussi large et les moyens aussi variés. Dans différents domaines (littérature, cinéma, …), on peut ainsi noter le développement de formes artistiques auto centrées et la démultiplication des formes et supports d’expression de soi, une floraison d’usages culturels expressifs. Pour qualifier un mouvement dont Internet apparaît être l’aboutissement actuel en permettant “ la mondialisation de n’importe quelle expression individuelle ”, a été avancée par Philippe Lejeune l’hypothèse de “ l’ère autobiographique.” (Lejeune, 1998 : 14). Déplions cette hypothèse dans le cas du champ cinématographique. On peut noter, depuis environ la fin des années 1990, un regain tout à fait remarquable d’un cinéma autobiographique. Ce regain peut plus précisément se décrire comme une expansion du projet autobiographique dans des genres audiovisuels traditionnellement préservés de la tentation du retour sur soi, tel le genre documentaire. Et si l’autobiographie cinématographique s’avère être l’une des nouvelles frontières de l’esthétique cinématographique, c’est en partie autour du film de famille que cette nouvelle frontière s’élabore, tant que du côté du documentaire que de la fiction. Dans certains festivals dévolus au cinéma documentaire, à la fin des années 90, on a pu assister à une consécration du courant dit de l’autodocumentaire, du documentaire intime5. L’une des particularité de ce type de productions est soit d’intégrer des home movie authentiques (Sur la plage de Belfast, H.F Imbert, 1996), soit de détourner le genre : c’est le cas d’Omelette (Rémi Lange), réalisé en 1993 et sorti en salles en 1998. Tourné grâce à une bourse et dans des conditions de prise de vues qui n’ont rien à voir avec le filmage d’un ordinaire film de famille, Omelette peut être qualifié “ d’anti-film de famille ” : l’intention explicite de Remi Lange son auteur est de “ reprendre les codes du film de famille, […] tout en subvertissant le fond ” c’est à dire en substituant au sujet “ heureux ” du film de famille un sujet “ malheureux ” (Lange, 1998 : 29-30)6. Le film de Rémi Lange est selon nous un exemple intéressant, puisqu’il se réapproprie non pas tant la thématique du film de famille, que son “ esthétique ” : le film de famille avec ses “ surexpositions, sous-expositions, ses flashs d’images, son montage à la hache, ses changements brusques de mise au point, ses flous, ses tremblements, ses images qui sautent, ses bruits de micro ” (Lange, 1998 : 29-30). Ce recours à “ l’esthétisation du film de famille ” apparaît être pour ce cinéaste la solution formelle pour concrétiser son projet cinématographique7. Du coté de la fiction, l’autobiographie filmée semble s’est développée avec les films de Nanni Moretti, Journal Intime (1986) et Aprile (1988) projetés sur les écrans du festival de Cannes, tandis que le film de famille y était consacré comme modèle formel avec le Prix du jury 1998 pour Festen de Thomas Vinterberg. Ce dernier film tourné avec une caméra numérique légère, extrêmement mobile et sans éclairage, et dans lequel sont révélées, lors d’une fête de famille, les pratiques d’abus sexuels du père, est selon l’interprétation de son auteur danois “ beaucoup plus provocant parce que ‘fait maison’. C’est plus nu ainsi. Certains peuvent se retrouver dans le film une sorte de ‘déjà vu’ et pense que c’est un oncle qui l’a filmé par exemple. L’œuvre devient plus proche du spectateur que si elle était en film ” (Vinterberg, 1998 : ). L’intentionalité esthétique est ici explicitée par l’auteur en se référant au film de famille comme matrice formelle. Les pratiques audiovisuelles amateur comme esthétiques ordinaires : des objets-frontières entre mondes de l’art et de la vie. A travers ces différents exemples, s’observe une redéfinition esthétique toute contemporaine du film de famille, dans lesquels il se trouve revendiqué comme matrice formelle, comme patron-modèle esthétique tant dans la fiction que dans le documentaire. Inversement, uploads/s3/ article-allard-odin.pdf

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