SANS PATHOS. DES KONGO ASTRONAUTS, DE LAMYNE M Dominique Malaquais Éditions de

SANS PATHOS. DES KONGO ASTRONAUTS, DE LAMYNE M Dominique Malaquais Éditions de Minuit | « Critique » 2020/5 n° 876-877-878 | pages 513 à 525 ISSN 0011-1600 ISBN 9782707346384 DOI 10.3917/criti.876.0513 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-critique-2020-5-page-513.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de Minuit. © Éditions de Minuit. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Plongeant sa source dans un racisme systémique, la désignation de cette cible repose sur trois prémisses fausses : qu’entre en Europe une véritable déferlante venue d’Afrique ; que l’origine en est avant tout d’ordre économique et non politique ; qu’être à l’abri de l’insécurité économique ne relève pas des droits humains. À gauche, ces affirmations sont rejetées en ce qu’elles sont constitutives du projet néolibéral. Au centre, on tend à s’écarter de considérations structurelles de cet ordre au profit d’arguments plus propres à attirer les suffrages du grand nombre ; d’où des campagnes focalisées d’abord sur les risques mortels qu’encourent ceux qui cherchent à fuir le continent africain et sur la déshumanisation qui les attend. Dénoncer ces conditions est indispensable, mais se cantonner à cela peut être délétère : c’est risquer de faire des gens dont ces campagnes « prennent la défense » des figures de pathos. C’est les priver d’agentivité, leur refuser le statut de protagonistes en prise sur leur sort, tout catastrophique qu’il puisse s’annoncer. En Afrique et dans les diasporas, cette problématique est prise à bras le corps par des artistes contemporains. Via des œuvres précisément axées sur le problème de l’agentivité, elles et ils rejettent la désautonomisation. Faisant fi d’un repli dans la tristesse ou la pitié, et se détournant du sensationnel, ces artistes déploient une critique acerbe de la violence néolibérale et du discours sur l’immigration qui en exsude. Je m’intéresserai ici à deux séries de travaux qui s’inscrivent 1. S. Smith, La Ruée vers l’Europe. La jeune Afrique en route pour le Vieux Continent, Paris, Grasset, 2018. Sans pathos Des Kongo Astronauts, de Lamyne M © Éditions de Minuit | Téléchargé le 28/07/2022 sur www.cairn.info via Institut National de l'Histoire de l'Art (IP: 194.214.199.130) © Éditions de Minuit | Téléchargé le 28/07/2022 sur www.cairn.info via Institut National de l'Histoire de l'Art (IP: 194.214.199.130) CRITIQUE 514 en faux contre ce discours. Elles sont différentes sur bien des plans : par leurs matériaux, leurs formes, leurs contenus et leurs intentions et ne ressortissent pas à un genre, à un art de l’immigration – en fait, seule l’une des deux se rapporte directement à cette question. Ce qui les rapproche, c’est plutôt une vision de l’Afrique comme plateforme de mouvement – mouvement de personnes, d’objets et d’idées entre ce continent et le reste du monde, en opposition active aux structures politiques et économiques qui s’appliquent à le freiner. Après Schengen ? En 2019, le collectif d’artistes Kongo Astronauts, basé à Kinshasa, produit une série de performances et de photos intitulées Après Schengen. Ce travail a pour toile de fond un Boeing désossé échoué aux abords de la capitale congolaise. Sur chacune des photos (il y en a onze) figure un astronaute portant combinaison, casque et bottes dorés. Il apparaît suc­ cessivement au centre d’une cabine vidée de tout élément, dans un train d’atterrissage, sur une aile, dans l’encadrement d’une issue ou s’éloignant de la carcasse de l’avion (Fig. 1). C’est le performeur Michel Ekeba, photographié par ­ Eléonore Hellio. Ensemble, ils ont fondé le collectif en 2013. La présence d’Ekeba dans cet environnement se prête à deux interprétations contradictoires. Depuis la France, dans le contexte médiatique que l’on sait, on est à première vue tenté d’y voir une allégorie de l’immigration clandestine. Un mien collègue y a ainsi perçu l’expression d’une fuite déses­ pérée. Depuis le Congo, la série suscite une tout autre lec­ ture. Une année durant (2018-2019), à la suite d’une friction diplomatique entre la RDC et l’Union européenne, la Maison Schengen, centre de tri des demandes de visa pour l’Europe géré par la Belgique, a fermé ses portes. Déjà extrêmement difficile, l’obtention de visas devenait cauchemardesque. Dans ce cadre, le titre Après Schengen prend l’allure d’une question : et maintenant, où ? Les photos répondent : vers les étoiles. Si l’ambiguïté est intentionnelle – j’y reviendrai plus loin – il est clair que, dans le contexte plus large du travail des Kongo Astronauts, c’est la seconde lecture qui s’impose. © Éditions de Minuit | Téléchargé le 28/07/2022 sur www.cairn.info via Institut National de l'Histoire de l'Art (IP: 194.214.199.130) © Éditions de Minuit | Téléchargé le 28/07/2022 sur www.cairn.info via Institut National de l'Histoire de l'Art (IP: 194.214.199.130) Fig. 1. Kongo Astronauts. Sans titre – Série Après Schengen (2019). Tirage argentique. Photo © Kongo Astronauts. © Éditions de Minuit | Téléchargé le 28/07/2022 sur www.cairn.info via Institut National de l'Histoire de l'Art (IP: 194.214.199.130) © Éditions de Minuit | Téléchargé le 28/07/2022 sur www.cairn.info via Institut National de l'Histoire de l'Art (IP: 194.214.199.130) CRITIQUE 516 Là, cependant, la voûte céleste est moins un lieu physique où les artistes aimeraient se rendre, qu’une arène métapho­ rique. Elle sert de plateforme pour aborder le problème de la décimation de la Terre par un modèle économique ancré dans le projet colonial et que le néolibéralisme va amplifiant. C’est ce que suggère l’habit d’Ekeba. De la tête aux pieds, sa tenue est constellée de pièces d’ordinateurs et de smart­ phones collectées sur les marchés et dans des décharges. Ces e-déchets, importés (souvent illégalement) du Nord et, de plus en plus, de l’Est, sont le produit de pratiques qui font du continent un dépotoir du numérique. Les matériaux choi­ sis font aussi référence au pillage des ressources du Congo par les multinationales ; les cartes-mères, câbles et batteries qui recouvrent le vêtement de l’astronaute contiennent des métaux précieux – cuivre et or, zinc, tantale, lithium – extraits en RDC au prix de violences inqualifiables par des conglomé­ rats étrangers travaillant main dans la main avec une élite locale corrompue. Dans certaines parties du Congo, le dumping et le pillage qu’évoquent les performances d’Ekeba et les pho­ tos de Hellio créent une situation quasi apocalyptique. Les Kongo Astronauts dénoncent cela. Toutefois, plutôt que de mettre en exergue cette situation, le collectif en fait ressortir les causes. Cette approche est caractéristique de l’ensemble de son travail. Bien que souvent détonnant, en écho à la brutalité du capitalisme extractif, celui-ci évite le pathos et tombe rarement dans le voyeurisme. En cela, il se démarque de réalisations centrées sur le Congo qui font appel, pré­ cisément, à ce registre. Une comparaison d’Après Schen­ gen avec des performances mises en scène pour Système K (2018), film du réalisateur Renaud Barret consacré à l’art contemporain à Kinshasa 2, et avec un travail photo­ graphique de Richard Mosse sur le Congo 3 est à cet égard éclairante. Certains des travaux présentés dans Système K visent explicitement à choquer. Exemple : une performance de Yannos Majestikos (Yannick Makanka Tungaditu), dans laquelle l’artiste, plongé dans un bain de sang coagulé, est véhiculé par les rues de Kinshasa. La série Infra de Mosse 2. Voir dans ce même numéro l’article de Julie Peghini. 3. R. Mosse, Infra, New York, Aperture Foundation, 2011. © Éditions de Minuit | Téléchargé le 28/07/2022 sur www.cairn.info via Institut National de l'Histoire de l'Art (IP: 194.214.199.130) © Éditions de Minuit | Téléchargé le 28/07/2022 sur www.cairn.info via Institut National de l'Histoire de l'Art (IP: 194.214.199.130) 517 (2011), photographiée dans un Congo oriental en pleine guerre, joue également sur la valeur choc. Des paysages ver­ doyants y sont montrés comme saturés de sang par le tru­ chement d’une pellicule infrarouge qui remplace les verts par des roses criards. Le choix que font les Kongo Astronauts de tenir à distance l’émotion sur laquelle s’appuient nombre d’images représen­ tant le Congo s’applique également au regard qu’ils portent sur l’immigration. Si, face à une Maison Schengen verrouil­ lée, leur réponse est de viser les étoiles, ils semblent aussi poser que l’Europe n’a plus guère de pertinence, que ce soit comme lieu où vivre (du moins sur le long terme) ou comme espace à partir duquel penser uploads/s3/ criti-876-0513.pdf

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