SCÉNARIOGRAPHIE Pierre Fresnault-Deruelle NecPlus | « Communication & langages
SCÉNARIOGRAPHIE Pierre Fresnault-Deruelle NecPlus | « Communication & langages » 2011/1 N° 167 | pages 31 à 39 ISSN 0336-1500 DOI 10.4074/S0336150011011033 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-communication-et-langages1-2011-1-page-31.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour NecPlus. © NecPlus. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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L’exploration des mutations rituelles, poétiques et littéraires de ce « neuvième art » à travers le changement de régime communicationnel de la « scénariogra- phie » en témoigne. Mots clés : scénariographie, transforma- tion, support, comics, Peanuts, graphic novel LES PEANUTS SONT INTRANSPOSABLES Il y a quelques années, nous avons forgé le néologisme « scénariographie1 » – en espérant qu’il nomme un concept valide. Ce mot-valise, qui contient trois unités lexicales : scène, scénario et scénographie, voudrait rendre compte de l’écriture propre à la bande dessinée. Cette écriture est, en effet, à la fois dépendante du thème abordé, de l’espace censé incarner ledit thème, ainsi que de la matérialité du support, sans parler de la distribution des cases en un certain ordre assemblées : tous éléments combinés dont l’effet produit est, par définition, intransposable. Prenons l’exemple canonique des Peanuts de Charles Schulz. Cette bande dessinée élaborée pour paraître, jour après jour, dans les quoti- diens américains des années 1950-1980, et qui n’exigeait pour se développer qu’une étroite bande de papier journal, tira immédiatement bénéfice de la « pauvreté » de ses moyens (au même titre que BC de Brant Parker ou Andy Capp de Reg Smythe). Partie prenante de la comic section du journal où ils venaient s’intégrer au côté d’autres séries (humoristiques, policières, sentimentales, etc.), Les Peanuts et leur « modestie typographique » eurent vite la réputation de faire contrepoint avec la matière événementielle qui, à côté, étalait ses colonnes. Il y avait, de fait, du « légendaire » (legenda signifie « ce qui doit être lu ») chez Schulz, au sens où ce strip « documentait » (on pourrait dire aussi « instrui- sait ») discrètement, et par différence, le message global, 1. Sur la scénariographie, on se reportera à notre ouvrage : Fresnault- Deruelle, Pierre, 2007, Images à mi-mots, Les Impressions nouvelles, Liège. communication & langages – n◦167 – Mars 2011 © NecPlus | Téléchargé le 27/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 92.89.124.24) © NecPlus | Téléchargé le 27/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 92.89.124.24) 32 Bande dessinée : le pari de la matérialité à savoir l’actualité du jour. Cadrée au ras des pâquerettes, la vie enfantine, tantôt idiosynchrasique, tantôt universalisante, égrenait en quatre panels la leçon, douce- amère, de leur auteur, le pasteur Schulz. Les petits riens de Charlie Brown et de Lucy avaient donc la dimension mythique, fugitivement éclairante des fables où se reflètent plaisamment les ridicules et les apories de l’existence. Une morale, en somme, se présentait là, subliminale, qu’il fallait tirer en regard du grand tout de la chronique. Pour que la magie rituelle des gags de Schulz fonctionnât, fallait- il encore que ses codes fussent scrupuleusement respectés : à la minceur du strip devait correspondre celle, décalée (c’est-à-dire, aussi, métaphorique), du propos tenu, propos qui ne devait retenir le lecteur que deux à trois secondes. Passé ce délai, en effet, le charme de la « distraction » n’opérait plus, autrement dit cette sorte d’« inattention attentive » que nous prêtons à cela précisément qui, donné à la marge, nous concerne plus qu’il n’y paraît. Constants, les Peanuts ne laissaient pas de jouer leur mini-partition. On comprend dès lors pourquoi, regroupés en France, dans des albums aux couvertures cartonnées, et destinés aux seuls jeunes lecteurs, les Peanuts n’eurent pas le succès escompté : la figuration narrative se faisant trop abondante (augmentation du format et du nombre des vignettes), nombre des subtilités infraverbales qu’autorisait la brièveté des strips disparurent. Bref, défalcation faite du peu d’intérêt que les dessins de Schulz pouvaient encore susciter chez les têtes blondes du Vieux Continent, les ratiocinations de Charlie Brown, les réflexions philosophiques de son chien Snoopy ou les monologues acerbes de Lucy perdaient décidément de leur sel. Pour le dire autrement, la légèreté des Peanuts se faisait soudain pesante. Les adaptateurs français de la série n’avaient aucune idée de ce que pouvait être la vertu d’un certain minimalisme et de ses ressources stylistiques2. Comble du contresens, la bande dessinée de Schulz fut coloriée ; ce qui revenait à dire, eu égard au fait que les héros étaient des enfants, qu’on confondait récréation et re-création, infantilisme et esprit d’enfance, pour ne pas dire complaisante concession et amélioration. Réorganisées par Gallimard puis Dargaud (dans les années 1980), les séries de Schulz instaurèrent stupidement de la continuité là où il aurait fallu trouver son contraire : des conclusions avortées, des annulations ou des remises à zéro. À ces héros de la névrose et de la rumination que sont les Peanuts convenait, seulement, une énonciation éditoriale courte, régulière et homéopathique, non consommable, croyait-on, sous nos climats. Reformatées en pages pleines, les minces et allusives « tranches de vie » de Schulz n’avaient tout simplement plus lieu d’être. LA PRISE EN CONSIDÉRATION DU SUPPORT En 2005, dans un texte joyeusement dévastateur, Plates-bandes, Jean-Christophe Menu3 fait le procès des grandes maisons d’édition de bandes dessinées. Il fustige 2. Groensteen, Thierry, 2001, « Du minimalisme dans la bande dessinée », IXe Art, 6 (CNBDI). 3. Menu, Jean-Christophe, 2005, Plates-bandes, Éditions de L’Association. communication & langages – n◦167 – Mars 2011 © NecPlus | Téléchargé le 27/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 92.89.124.24) © NecPlus | Téléchargé le 27/10/2021 sur www.cairn.info (IP: 92.89.124.24) Scénariographie 33 notamment le modèle imposé aux auteurs (et au public) : le 48 pages cartonné couleurs, nommé par notre pamphlétaire « 48CC ». Ce carcan, encore dominant, ne parvint cependant pas à empêcher l’arrivée de nouvelles écritures (dont le graphic novel) signalées par des formats inédits et un nouveau type de couvertures souples. Voient alors le jour, notamment, chez les éditeurs alternatifs (dont L’Association est le représentant majeur) des bandes dessinées inattendues où s’illustrent avec éclat des artistes tels qu’Art Spiegelman (Maus), Marjane Satrapi (Persépolis), Jirô Taniguchi (Quartier lointain), Joann Sfar (Pascin), etc. Quant à la prise en considération du support d’inscription et des choix éditoriaux qu’il autorise, cinq auteurs seront ici abordés : Winsor McCay, Marc-Antoine Mathieu, Chris Ware, Emmanuel Guibert et François Ayroles. Linéaire/tabulaire Au début du XXe siècle, Winsor McCay fut le premier à saisir ce que les sunday pages en quadrichromie pouvaient offrir en la matière. Les « performances » linéaires et tabulaires grâce auxquelles le cartoonist émerveille toujours ses lecteurs (même si ces derniers sont maintenant des esthètes, en rien comparables aux amateurs d’antan) eurent comme conséquence de permettre au médium lui-même de prendre la mesure de ses propres possibilités. Après les incomparables facéties du Genevois Töpffer, et bien avant les fantaisies quasi dadaïstes de George Herriman (Krazy Kat), les féeries de Little Nemo in Slumberland constituèrent pour le lecteur des spectacles proprement inouïs. Prenons l’exemple de la planche du 22 octobre 19054. Quatre strips se partagent l’espace de la page, mais les deux dernières bandes sont distribuées selon un schéma scalaire « décadent ». Le lit du héros s’est enfoncé dans un sous-sol qui n’est autre qu’une grotte peuplée de champignons à pousse rapide. Ces derniers ont la particularité de gagner en hauteur chaque fois que Nemo change d’habitacle. Constituant une forêt aux troncs démesurés, les champignons finissent par se briser sous leur propre poids. Et le quatrième strip de se présenter à la façon d’un goulot d’étranglement où se manifeste évidemment l’angoisse. Dans la dernière case, réduite comme peau de chagrin, Nemo s’est réveillé hors d’haleine (ça n’était qu’un rêve). Bande dessinée oubapienne5 avant l’heure, le récit de McCay, s’il est à chaque livraison la figuration d’une més-aventure, est avant toute chose la mise en œuvre d’un programme lourd de contraintes à respecter. Pour la planche qui nous intéresse, les contraintes veulent que la progression graduée du modèle narratif horizontal (le strip) soit contaminée par le découpage uploads/s3/ comla-167-0031.pdf
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- Publié le Apv 09, 2022
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