CRUDITÉ ET CRUAUTÉ Julia Peker P.U.F. | Nouvelle revue d'esthétique 2011/2 - n

CRUDITÉ ET CRUAUTÉ Julia Peker P.U.F. | Nouvelle revue d'esthétique 2011/2 - n °8 pages 69 à 77 ISSN 2264-2595 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-d-esthetique-2011-2-page-69.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Peker Julia, « Crudité et cruauté », Nouvelle revue d'esthétique, 2011/2 n °8, p. 69-77. DOI : 10.3917/nre.008.0069 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. 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Nimbées de couleurs flam- boyantes, cadrées en contre-plongée, ces merdes imposantes sont devenues d’imprenables pitons percés d’aspérités abyssales et de failles tranchantes. Le bouleversement des points de vue topographique et axiologique est radical: ce qu’on ne voit jamais que d’en haut, d’un coup d’œil fuyant, méprisant et révulsé s’impose là avec une frontalité magnifiée et déroutante. Face à un tel spectacle, il est difficile de parler d’œuvre sans sentir ce beau mot menacé par le ridicule et le dégoût: le regard répugne à cette contorsion sans gloire qu’on s’entend ordinairement à taxer de subversion facile ou de perversion régressive. Tout porte à croire qu’il n’y a rien à voir, ou pire encore moins que rien, une vacuité stérile et suspecte. Si l’œuvre est précisément ce qui propose et élabore une expérience sensible, exhiber une telle vacuité semble signer cyniquement la condamnation de l’art. La notion d’œuvre apparaît dégradée, entachée, discréditée par cette outrageante obscénité, et, en un sens, c’est dans cette perspective attentatoire que la modernité artistique a réalisé ses embardées excrémentielles les plus fameuses, qu’il s’agisse de l’urinoir de Duchamp qui a baptisé l’ère nouvelle d’un art critique envers son propre cadre conceptuel, ou de la Merda d’artista de Piero Manzoni[1]. La survalorisation exorbitante de l’œuvre d’art est placée en miroir de la dévalorisation tout aussi démesurée du déchet. Crûment rapportée à la contre-valeur de la merde, l’aura de l’œuvre se réduit aux dimensions d’une simple étiquette de boutiquier, sanctifiée en auréole par des mécanismes de croyance collective et de spéculation marchande. Mais l’irruption désublimante de la merde sur la scène artistique n’agit pas seulement comme un geste de démystification envers le marché de l’art ou le capitalisme. Si l’esthé- tique peut explorer une veine scatologique sans sombrer dans la dénonciation répétitive, c’est parce qu’elle produit une véritable critique de l’économie esthétique, c’est-à-dire des valeurs qui structurent la représentation. À leur manière, les images que propose Serrano dénervent la vision et font saillir une tension esthétique bipolaire, en organisant la rencontre paradoxale du goût et du dégoût, du beau et de l’insoutenable. Loin de se contenter d’une provocation effrontément sulfureuse qui fasse signe vers un geste de dérision cynique, il donne forme à une véritable monstruosité esthétique: l’immonde ÉTUDES nouvelle Revue d'esthétique n°8/2011 | 69 1. La Fontaine date de 1917, la Merda d’artista de 1961. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - alves elsa - 87.60.176.236 - 30/03/2014 18h32. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - alves elsa - 87.60.176.236 - 30/03/2014 18h32. © P.U.F. est élevé au rang du sublime, il en mime les formes, les couleurs et le format, sans rien perdre toutefois de son caractère résolument répugnant, sans se laisser véritablement gagner par cette assomption plastique. Par intermittences le regard défaille, lesté par la lourdeur d’un réel irréductible à tout travail de transfiguration, rattrapé par un irré- pressible parfum de puanteur qui bloque l’accès au pur spectacle des images, à leur di- mension plastique et artificielle. Ces photographies ne sont pas simplement incongrues, elles créent une sorte d’œuvre impossible, à la fois somptueuse et insoutenable, intensifiant formes et couleurs pour les faire disparaître sous le poids écrasant du sujet qu’elles exaltent. Cette réalité n’est pas seulement un reste informe auquel la forme puisse s’ac- climater: il s’agit là de déchets qu’elle exclue activement comme son irréductible contre- partie. De manière générale, le système de la représentation repose en effet sur l’évacuation et le travestissement d’une part aveugle et maudite, insupportable. Ainsi nous avons beau savoir que la viande animale n’est jamais que de la chair vivante, que l’eau du robinet est celle-là même qui circule dans nos égouts, que nous sommes tous soumis au pénible travail des organes, nous nous efforçons pourtant d’éviter ces pensées troublantes qui brouillent valeurs et représentations. Le spectacle du monde s’agence à la lisière de cette frange immonde, et il trouve son équilibre dans le mécanisme répulsif qui voue ces déchets aux zones d’ombre du visible et de la conscience. L’intrusion de l’immonde dans le champ artistique participe d’une critique de cette économie obscurantiste de la représentation, dont Nietzsche, Bataille et Artaud ont été les grands inspirateurs théo- riques: cet art critique déforme et détraque le regard pour donner à voir ce qu’il exclut, et par là même il prend le risque d’une invisibilité singulière. DE LA CRUAUTÉ À LA CRUDITÉ Propulsée par de perpétuelles surenchères transgressives, une même question rebondit avec une endurance tenace depuis près de deux siècles: l’art peut-il tout montrer, non seulement les réalités les plus banales, triviales ou dérisoires, mais également celles qui nous répugnent, ces déchets dégradés et dégradants qui offensent aussi bien les sens que le sens[2] ? Adorno faisait de la «demande de laideur» le grand cri de la modernité[3], et dès le XIXe siècle cette demande de laideur a puisé son inspiration dans la répugnance, clamant haut et fort le besoin d’introduire déchets, profondeurs organiques et autres reflux troublants de la vie au sein de l’œuvre. L’immondice est ainsi devenu un véritable motif littéraire: l’épopée infernale d’un Jean Valjean l’embarquait directement dans les boyaux pestilentiels des égouts[4], Zola s’imprégnait des effluves poisseux et sanglants du Ventre de Paris, Baudelaire troquait les paysages bucoliques pour l’agitation crasse des villes, affrontait de plain-pied le spectacle de la charogne. Pourtant au XXe siècle, ce jeu ambivalent entre goût et dégoût semble avoir pris une tournure nouvelle, comme si un cran supplémentaire avait été franchi. L’immonde n’est plus seulement un thème et un défi lancé à la puissance de transfiguration du style, il est investi d’une crudité nouvelle, abrupte et irrécupérable. L’immondice hugolien, les pestiférés et les chiens crottés de nouvelle Revue d'esthétique n°8/2011 | 70 2. La question «L’art peut-il tout montrer?» sous- titre l’ouvrage que Carole Talon-Hugon consacre au dégoût dans l’art. Goût et dégoût, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2003. 3. Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klinscksieck, 1995, p. 138. 4. Victor Hugo, Les Misérables, 5e partie, Livre II, chapitre 2, Paris, Garnier, 1957, p. 510. 5. «Arrière la muse académique! Je n’ai que faire de cette vieille bégueule. J’invoque la muse fa- milière, la citadine, la vivante, pour qu’elle m’aide à chanter les bons chiens, les pauvres chiens, les chiens crottés, ceux-là que chacun écarte, comme pestiférés et pouilleux, excepté le pauvre dont ils sont les associés, et le poète qui les regarde d’un œil fraternel», Baudelaire, dernier poème en prose du Spleen de Paris, «Les bons chiens», in Œuvres complètes, vol. 1, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1975, p. 360. ÉTUDES | La disparition de l’œuvre Document téléchargé depuis www.cairn.info - - alves elsa - 87.60.176.236 - 30/03/2014 18h32. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - alves elsa - 87.60.176.236 - 30/03/2014 18h32. © P.U.F. Baudelaire[5] jouissaient encore d’une splendeur terrible, où beauté et laideur se livraient un corps à corps bizarre et sublime, tandis que l’art contemporain s’affronte à cette part cruelle avec une crudité sans échappatoire dialectique. «Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or», concluait Baudelaire en guise d’épilogue aux Fleurs du mal[6], exaltant par là les vertus alchimiques d’un style capable de prendre le goût à revers de ses hiérarchies pour le surprendre, mais si les arts pouvaient s’ouvrir grand à l’immonde, ils n’en restaient pas moins à l’intérieur du territoire des beaux-arts. Le rejet de la photographie est d’ailleurs un geste significatif du maintien de ces prérogatives formelles, car si le peintre de la vie moderne plonge sa plume dans les eaux sombres des égouts, s’il va jusqu’à briser la frontière entre prose et poésie, toutes ces transgressions s’accomplissent sous réserve d’un travail de transfiguration. Au XXe siècle, Adorno remarque que laideur et cruauté ne sont plus seulement représentées, elles se montrent désormais sans fard: l’art ne uploads/s3/ crudite-et-cruaute 1 .pdf

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