240 L'ART ET LA CULTURE trait son visage, son être intérieur, l'âme secrète qui
240 L'ART ET LA CULTURE trait son visage, son être intérieur, l'âme secrète qui se tait plus souvent qu'elle ne parle.» Un art qui dirait les objets rendus à eux-mêmes, un réalisme véritable, le « Grand Réalisme» du douanier Rousseau, repose sur le même prin- cipe que la peinture abstraite: sur la subjectivité radicale de tout ce qui est. Toute pensée véridique nous déroute. L'abstraction s'était définie contre la figuration. Elle procédait de l'échec massif du naturalisme et, plus généralement, du réalisme sous toutes ses formes. Il ne s'agissait plus de représenter la nature extérieure, ce qui ne possède qu'un attrait limité et que, de toute façon, nous connaissons déjà. En renonçant à toutes ses marques objectives, en s'engageant somme toute sur la voie suivie depuis toujours par la musique: exprimer les mouvements de notre âme, la pein- ture s'imposait une finalité nouvelle, proprement renversante. Elle devait se faire peinture de l'invisible, faire voir ce qu'on ne voit jamais. Com- ment y parvenir avec des moyens empruntés à ce monde et qui, parties intégrantes des choses ou disposés sur une toile, n'en continuent pas moins de paraître devant nos yeux? En montrant que ces moyens eux-mêmes, que la réalité des choses en tant qu'elle nous impressionne, en tant qu'impression, n'est pas différente de notre vie. Telle est la démonstrations fabuleuse établie par la théorie kandinskyenne des élé- ments avant d'être accomplie dans son œuvre. La nature n'est donc pas ce que la modernité en a fait, quelque subs- tance extérieure à nous, étrangère, autonome, difficilement accessible et dont nous serions le reflet fugace et incertain. Elle plonge ses racines en nous, dans la Nuit de notre subjectivité sans fond et en procède secrète- ment. Nature originelle, subjective, dynamique, impressionnelle, pathé- tique, dont nous sommes la chair, dont chaque battement est un batte- ment de notre sang, qui se lève devant notre regard, cède à la pression de notre main, air que nous respirons, sol que nous foulons - ou plutôt cette respiration elle-même, ce mouvement, ce corps que je suis: cosmos! « Le monde, écrit Kandinsky dans l'article Sur la question de laforme) est rempli de résonances. Il constitue un cosmos d'être exerçant une action spirituelle. La matière morte est un esprit vivant. » v DESSINER LA MUSIQUE, THÉORIE POUR L'ART DE BRIESEN* L'entreprise d'August von Briesen nous place devant trois questions. La première a trait à sa possibilité même, à savoir celle d'une transcription de la musique en graphisme. C'est une question proprement philoso- phique, « transcendantale». On ne peut l'écarter sous prétexte que Brie- sen ne se préoccupe pas d'une justification théorique de son art, laquelle de toute façon ne peut être que secondaire et subséquente. Que, par son entremise, des « dessins musicaux» soient produits, cela ne suffit-il pas? La tentative de Briesen ne s'égale toutefois à son projet que si l'on peut montrer comment il est possible, a priori et en général, de faire corres- pondre à une œuvre musicale une œuvre graphique qui ne présente pas seulement avec elle quelque affinité, d'ailleurs mystérieuse, mais qui en soit réellement l'équivalent, qui nous propose le Même sous un autre aspect -l'aspect de points et de lignes au lieu de sons. Parce qu'on pourrait concevoir à la limite la situation suivante: un dessinateur de talent, mais en quête d'une stimulation novatrice, aurait pris l'habitude de travailler en écoutant de la musique. Émue, portée, enrichie par les suggestions musicales, son activité créatrice retrouverait Sonélan, laissant paraître à travers les résultats plastiques quelque ressem- * Publié dans Le Nouveau Commerce, n'' 61,1985, p. 49-106. illi~1 i 242 L'ART ET LA CULTURE DESSINER LA MUSIQUE, THÉORIE POUR L'ART DE·BRIESEN 243 blancé avec sa source supposée. Mais aussi longtemps que nous laissons dans l'ombre le principe de cette ressemblance, nous ne pouvons que ranger la tentative de Briesen à la suite de toutes celles qui la précédèrent, mues par la même idée d'une correspondance possible entre les divers mondes sensibles. Des pressentiments métaphysiques ou magiques de l'alchimie, relayés par des formulations littéraires fameuses, aux essais de théorisation des maîtres du Bauhaus, s'ouvre une voie où s'inscrit tout naturellement la pratique fiévreuse de Briesen. Cependant cette filiation se révèle plus apparente que réelle si l'on considère la manière même dont s'y prend ce dernier pour remplir son très explicite programme: non s'inspirer de la musique pour communiquer à son dessin une finalité nouvelle ou un surcroît de puissance, mais transcrire, précisément, telle musique dans une graphie spécifique qui, paradoxalement, la donne à voir en elle-même et telle qu'elle est. Transcrire, disons-nous, car telle est la prétention avouée de Briesen, celle de faire correspondre, sinon à chaque note, du moins à chaque complexe sonore, un point, une ligne,un complexe graphique déterminé. Comment s'y prend Briesen pour produire cette traduction parfois littérale, c'est notre seconde question. On peut y répondre en décrivant, comme l'ont fait tous les témoins émerveillés, la pratique effective de l'artiste - comment, au fond de sa fosse d'orchestre, plusieurs crayons de différent calibre entre les doigts, travaillant dans l'obscurité, subjugué par la musique et perdu dans une sorte d'extase, il couvre de traits frénétiques le papier qu'il ne voit pas. Or, il s'agit pour nous de comprendre de l'intérieur, telle qu'il la vit ou plutôt l'accomplit, l'opération de transfor- mation de ces grands écroulements sonores en la dissémination d'une graphie qui, retirée de la fosse et portée à la lumière, nous apparaîtra dans l'évidence incontestable de sa disposition plastique. Ici encore, c'est la possibilité de cette création originale qu'il importe de rendre intelligible et, au fond, notre seconde question n'est que l'application concrète de la première. Et nous permet de poser la troisième, celle qui importe seule: que signifie l'irruption dans l'art contemporain d'une œuvre plastique dont l'essence n'est pas elle-même plastique, qui ne doit rien, ni dans ses moyens ni dans ses buts, aux lois immanentes du milieu où pourtant elle se développe et se donne à nous? Comment ce que ne préoccupe aucune finalité esthétique, aucune cohérence structurelle, peut-il cependant être perçu sur le plan même du dessin, comme une éclatante réussite? Et ce paradoxe doit être entendu en un sens radical: il ne s'agit pas seulement d'abandonner le modèle figuratif, de renoncer à composer selon les données d'un espace réel. Cela, les fondateurs de l'art moderne, Kandinsky et Klee notamment, l'ont déjà fait, cherchant dans la nuit d'une subjectivité abyssale le principale de construction de l'œuvre. Or, ainsi produite à partir de l'invisible et confondant plus ou moins cons- ciemment son Origine avec celle de toute chose, l'œuvre «abstraite» ne congédie pas pour autant sa vocation plastique; bien plutôt la porte-t-elle à l'absolu et, pour loger dans l'espace nouveau qu'elle élabore les pulsions primitives de l'être et son pathos, en lieu et place des objets de la percep- tion ordinaire, elle est contrainte non d'abolir mais d'enrichir cet espace classique, de l'étendre à l'infini, de le saisir non plus comme une totalité figéeen ses proportions numériques abstraites mais de l'ouvrir à des pos- sibilités génétiques indéfinies. Si, cependant, chaque élément spatial est compris comme le point d'aboutissement et l'effet d'un mouvement de recherche et de création, à l'intérieur d'un procès de transformation incessant, cette dynamique s'exprime par la fuise en œuvre de toutes les potentialités concevables de ce qui, en tant qu'« espace », n'est plus que le lieu de leur expérimentation. Que signifie donc la tentative propre de Briesen, et son résultat, à l'égard d'un renouvellement aussi complet du traitement de l'espace et des principes généraux de la peinture ? C'est donc à partir de la musique et comme son équivalent que Brie- sen produit ses dessins. Or cette affirmation qui semble décrire fidèle- ment sa pratique et se proposer ainsi dans une sorte d'évidence immé- diate doit être corrigée. Il convient de se demander en effet si c'est bien de la musique elle-même que surgit la graphie tracée par les doigts folle- ment agiles de Briesen, si c'est bien elle que traduisent ces myriades d'éclats noirs, éparpillés sur la feuille par quelque déflagration inconnue et disposés pourtant selon une ordonnance et des alignements incontes- tables? Si l'on veut répondre à cette question cruciale pour l'intelligence de l'art de Briesen, il faut en poser une autre, immense c'est vrai, mais incontournable: qu'est-ce que la musique? 244 L'ART ET LA CULTURE La musique n'est précisément rien d'originel. Selon Schopenhauer, dont l'analyse géniale nous servira de fil conducteur, la musique n'est elle-même que la reproduction d'une réalité antérieure, métaphysique, qui constitue le fond de l'être et l'essence intime de toute chose, ce qu'il appelle la Volonté. En tant que reproduction de la réalité métaphysique qui définit le principe caché de tout ce qui est, la musique n'est donc qu'une première expression, qui se réfère nécessairement à ce qu'elle exprime. Comment la musique se réfère-t-elle à l'essence secrète des cho- ses, par quels moyens se révèle-t-elle capable de l'exprimer, comment, en écoutant la musique, chacun retrouve-t-il ce qu'il y a de plus profond en lui, le fond de l'être lui-même, uploads/s3/ dessiner-la-musique.pdf
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- Publié le Oct 27, 2021
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