Etude d’une œuvre mystique de Behzâd Behzâd ou la figuration du sens spirituel

Etude d’une œuvre mystique de Behzâd Behzâd ou la figuration du sens spirituel (I)* Rezâ Feiz, Samira Fakhâriyân Voir en ligne : 2ème partie Un simple concours de circonstances et une discussion m’ont amené à rédiger cet article. Il y a quelques temps, le 28 mai 2003, j’ai reçu une lettre de l’éditeur Flammarion annonçant la publication d’un livre de Michael Barry intitulé La Peinture figurative en Islam médiéval. On avait joint à la lettre une image de la miniature Le combat des chameaux de Behzâd en me demandant de trouver une photo de cette œuvre. Après avoir un peu réfléchi au sujet du dessin et en particulier au calligramme que Behzâd y a introduit, j’ai trouvé que Le combat des chameaux n’était pas un titre bien choisi. Par la suite, au cours d’une discussion avec l’auteur du livre, j’ai interprété les deux chameaux (dont l’un semblait tout noir et l’autre tout blanc) comme étant les symboles de la nuit et du jour, et le fuseau et le fil de l’homme comme les symboles du fil et de la roue du temps. Plus tard et après avoir approfondi mes réflexions, il m’a semblé que les titres Face diurne et nocturne du Monde ou Face visible et invisible du Monde [1] étaient plus pertinents. Après leur avoir exposé ma démarche, les grands maîtres de la miniature, les docteurs Tadjvîdî et Halîmî ainsi que d’autres fins connaisseurs de cet art ont reconnu la nouveauté de cette interprétation et m’ont encouragé à poursuivre l’étude et la découverte des mystères de cette miniature à la lumière des concepts élaborés par le mysticisme islamique. Je remercie les chers maîtres et amis et espère que ce court texte pourra ouvrir de nouveaux horizons de significations pour ce dessin ainsi que dans l’étude d’autres œuvres de ce genre. Pour tout peintre familier avec le monde spirituel, aucune œuvre picturale n’est totalement exempte de paradoxes, étant donné que les artistes dessinent parfois des vérités qu’on ne peut pas représenter par le dessin et évoquant un monde qui n’a ni forme ni figure [2]. Apparemment, c’est en faisant allusion à ce paradoxe et à la difficulté de représenter un monde aux figures subtiles et invisibles aux yeux que Sa’adî a écrit dans un de ses recueils : Peintre, dessinateur chinois, va voir la figure de ma bien-aimée Fais-en une représentation qui lui ressemble où renonce à la dessiner [3] En effet, tout œil ne peut pas voir l’âme et le monde spirituel ; pour figurer l’âme et l’esprit (le sens), il faut chercher à voir avec les yeux du cœur. En outre, même si quelqu’un y parvient, il ne peut pas forcément expliquer et représenter ce qu’il voit. Le combat des chameaux, Moraqqa’-e Golshan, Behzâd, XVIe siècle En s’efforçant de représenter ce qui échappe au domaine du sensible et les vérités invisibles, le peintre et le poète sont donc obligés de recourir à des allégories et des allusions. Il représente alors ces vérités inexprimables au moyen de signes et d’allégories de telle façon que ceux qui savent déchiffrer ces signes (ahl-e eshârât) les comprennent et ceux qui ne les connaissent pas ou se contentent de l’apparence en restent au premier niveau de signification de l’œuvre. [4] Kamâl-e-Dîn Behzâd est un peintre qui avait certainement une connaissance des signes de l’invisible et, bien qu’on ne puisse le considérer en soi comme un mystique [5], on peut le classer facilement parmi les peintres des vérités mystiques. Il a créé, au moyen d’une utilisation subtile des couleurs, des miniatures qui sont toutes considérées comme des chefs- d’oeuvre de la peinture. En outre, ses dessins nous dévoilent un monde au sein duquel on ne peut entrer et que l’on ne peut saisir que par la perception imaginale et la sagesse. Behzâd n’est pas un simple peintre du monde réel ou des réalités de ce monde, mais il est l’illustrateur des vérités invisibles et des réalités cachées des individus et objets que l’on ne peut voir que par le cœur et que l’on ne peut comprendre qu’à la lumière de l’intellect. Dans son ouvrage Habib as-seir Khândmîr, historien contemporain de Behzâd, a beaucoup loué la foi, la croyance et l’art de ce dernier : "Symbole du peintre novateur et de l’artiste de talent, parfait croyant, apôtre des principes d’amitié et d’affection, Maître Kamâl-e-Dîn Behzâd, phénix de son temps, est si talentueux que les poils de son pinceau parviennent à insuffler la vie aux figures inanimées". Il s’est également vu attribué de nombreux surnoms et attributs tels que "phénix de son temps et prodige de l’époque", "leader des peintres, guide des enlumineurs, peintre du monde et graveur du ciel et de la terre". [6] Nous allons ici aborder l’étude de l’une des œuvres de Behzâd qui est sans aucun doute l’un des chefs-d’oeuvre de la représentation des sens invisibles et sublimes de la Création. Cette miniature, très connue à l’époque de son auteur [7], fut intitulée (par erreur ou négligence) "Le combat des chameaux" ou "Les Chameliers faisant coucher les chameaux". [8] Behzâd a peint cette miniature à l’âge de soixante-dix ans, c’est-à-dire vers la fin de sa vie. Elle ne fut apparemment pas réalisée pour répondre à la commande d’un prince ni pour illustrer un livre. Dans cette œuvre, contrairement à son habitude, Behzâd fait clairement bien qu’en toute modestie [9] mention de lui-même en rappelant sa faiblesse et sa vieillesse. Mais il y a représenté les vicissitudes du sort et la nécessité d’en tirer des leçons que le spectateur doit déchiffrer au travers de diverses allégories. Dans cette étude, nous nous sommes appuyés sur deux méthodes : -La méthode comparative : nous avons considéré et examiné les autres œuvres de Behzâd, et en particulier leurs éléments principaux comme les arbres, les vieillards, les oiseaux et les animaux. -L’étude du tissu culturel, c’est-à-dire l’étude des éléments culturels, religieux, mystiques et historiques au sein desquels vivait Behzâd, qui a notamment été fortement influencé par le mysticisme islamique et les mystiques musulmans. Dans cette œuvre, Behzâd représente l’espace du bien et du mal ou du paradis et de l’enfer au moyen d’allégories comme l’herbe, les arbres, les oiseaux et divers animaux. La couleur verte et vive de l’arbre souligne la vivacité de l’espace spirituel alors que l’arbre flétrit montre la tristesse ou l’apathie de son milieu. L’utilisation du symbole de l’arbre et de la verdure pour figurer un espace agréable ou désagréable s’inspire probablement d’un verset coranique selon lequel l’abondance des plantes et des végétaux ou au contraire la sécheresse et la rareté témoignent du pays pur ou impur. Le combat des chameaux, Moraqqa’-e Golshan, Behzâd, XVIe siècle De même, en utilisant les animaux, Behzâd s’est sans doute inspiré des légendes et histoires populaires de son époque. Par exemple, le renard présent dans l’espace asséché fait allusion à la ruse et à l’apparence trompeuse du monde, alors que le léopard en train de chasser symbolise la violence et la querelle. De même, la figure du vieillard représente toujours l’apogée de l’espace idéal de Behzâd ; être dont la figure, l’élégance et la vieillesse témoignent de la libération, de la sagesse, ainsi que de la pureté et de la dignité. Au-dessus du vieillard ou à côté de lui figurent toujours un arbre, de la verdure ou de l’eau qui indiquent la vivacité et la vie spirituelle présents dans l’espace qui l’entoure. Parfois, l’influence coranique est évoquée de façon claire par l’auteur lui-même : la citation du verset coranique introduit en quelque sorte la miniature en elle-même [10] ou encore la demande de la grâce divine lors du jugement dernier ; ce qui montre bien la foi et le mysticisme de Behzâd. Cette influence est parfois présente de façon allégorique et il faut alors tenter de l’expliquer et de l’interpréter. Il est évident que pour commenter et interpréter ces mystères, il faut tenter de comprendre la culture et de la tradition auxquelles Behzâd appartenait. Les éléments constructifs du dessin : 1. L’écrit associé au dessin En haut à droite de l’espace intérieur de l’œuvre figure cette expression courte, harmonieuse et pleine de sens qui présente en quelque sorte la miniature : "Cette peinture est une fenêtre sur la Création [terrestre] qu’indique le thème de [ce verset] "Ne considèrent-ils donc pas les chameaux, comment ils ont été créés [11]" dont est chargé Behzâd, un humble peintre, pauvre malheureux et décrépi après avoir atteint l’âge de soixante-dix ans. Que Dieu nous pardonne le jour du jugement dernier" [12] Il est très important de réfléchir sur ce passage écrit afin de parvenir à comprendre les mystères du dessin car dès le début, Behzâd présente cette peinture comme étant destinée à informer le spectateur sur la Création et le mystère de ce verset. Dans ce verset et ceux qui le suivent de la sourate "l’enveloppante" (al-ghâshia), le lecteur est invité à observer et à méditer la création du chameau ainsi que la hauteur du ciel et la largeur de la terre. De plus, tout en rappelant son âge avancé, Behzâd parle tout uploads/s3/ etude-d-x27-une-oeuvre-mystique-de-behzad-behzad-ou-la-figuration-du-sens-spirituel 1 .pdf

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