Jean Louis Schefer, Italo Calvino : le cinéma des âges de la Terre Jean-Michel
Jean Louis Schefer, Italo Calvino : le cinéma des âges de la Terre Jean-Michel DURAFOUR Paru initialement dans La Furia Umana-online, #18, 2013, http://www.lafuriaumana.it/index.php/40-archive/lfu-18/49-jean-michel-durafour- jean-louis-schefer-italo-calvino-le-cinema-des-ages-de-la-terre « Quelle histoire attend là-bas sa fin ? » I. C. 1. Jean Louis Schefer en aura fait antienne tout au long de Questions d’art paléolithique (et ailleurs) : les fresques pariétales initient l’histoire des images peintes (ou gravées) en produisant l’irreprésentabilité de la figure humaine. « Mon hypothèse de base est l’absence de la figure humaine, c’est-à-dire son impossible rivalité avec la force figurative des animaux1. » L’art des grottes moustériennes, aurignaciennes, solutréennes, magdaléniennes « ne peut penser la figure humaine comme les autres formes2 ». En l’occurrence celles animales. Une telle affirmation conduit Schefer – après d’autres (Leroi-Gourhan) – à prendre le contrepied des commentaires élucidant dans des figures, très rares, d’aspect anthropomorphique – homme-oiseau ithyphallique de Lascaux, homme-bison à l’arc musical des Trois-Frères, par exemple – des sorciers, ou chamanes (Kirchner, abbé Glory Jean Clottès), c’est-à-dire un « homme déguisé3 », et à y déceler plutôt un avatar thérianthropique d’« hybridation animale4 » de la forme humaine. L’hypothèse du chamanisme, de la pratique des médiations entre les membres d’un même clan et les esprits surnaturels, présente foncièrement, aux yeux de Schefer, un vice double : historiciste – essentialisant un préjugé de type romantique (disons, hölderlinien) supposant une plus grande proximité antérieure des dieux et des hommes ; scientiste – traduisant un positivisme douteux en attribuant aux premiers hominidés une forme de naïveté originelle alors que rien ne permet d’affirmer, si ce n’est notre ethnocentrisme, que de telles populations étaient plus commençantes que finissantes5. Les hommes préhistoriques peignent uniquement des animaux de leur environnement immédiat. La figure humaine n’y intervient jamais que comme 1 Jean Louis Schefer, Questions d’art paléolithique, Paris, P.O.L, 1999, p. 36. 2 Ibid., p. 28. 3 Ibid., p 35. 4 Ibidem. 5 Ibid., p. 77. carence : « figurer les hommes comme des êtres morphologiquement instables, comme des hybrides, des carrefours morphologiques entre les espèces6 » ; témoignage de lucidité intuitive d’une espèce que rien ne saura expliquer ? Ce trait, Le Temps dont je suis l’hypothèse rappellera qu’il est sera l’« idée résurgente qui a nourri toutes les poétiques : les hommes sont un milieu et un balancier entre les espèces, son passé, son œuvre ou la mémoire dont les rêves font la ritournelle ; rêve impérieux qui rabat les espèces les unes sur les autres, ou les fait s’emboîter7 ». Mais cette peinture animalière n’est pas du tout un acte de ressemblance. Il ne s’agit nullement de répéter en maniaquerie le réel par des images. « La première fonction des figures n’est pas de restituer ou de présenter la réalité (d’en faire une représentation) – ce point de vue est celui d’un usager de l’art du XIXe siècle (ou de l’idéologie dominante de cet art). Il serait absurde d’imaginer que les Magdaléniens représentaient un échantillon de la “réalité” parce qu’ils l’aimaient, la désiraient, la craignaient ou la révéraient8. » À y regarder de plus près, on notera deux particularités graphiques cruciales : 1/ D’une part, les traits du dessin relèvent moins de la description que de la déformation des lignes, des puissances mobiles et mobilisatrices des figures : « jeu de déformation, d’anamorphoses, et de métamorphoses9 ». Schefer précise encore : « On ne peut, par ailleurs, tout à fait rejeter l’idée que le jeu de simplification des mammouths de La Baume-Latrone ne soit justement un processus de remplacement de l’identification de la forme type par des combinaisons de lignes qui ne gardent plus de caractère descriptif. […] Ce n’est donc pas en tant que bovidés, équidés, cervidés que de tels animaux figurent dans un jeu d’équilibre avec d’autres “animaux”, mais en tant que leur forme synthétique est mouvement, repos, puissance, c’est-à-dire individualisation d’une “force”10. » 2/ D’autre part, les animaux représentés y sont une restriction du réel « excluant la majorité des choses côtoyées, utilisées, consommées11 », pas de contexte, mais aussi à quelques espèces (bison, cerf, mammouth, parfois oiseau…), alors que ceux connus ou familiers étaient bien plus nombreux. Il y a donc là un acte de soustraction signalant plus « l’interprétation de fonctions12 » (associées à de tels mammifères), « l’exposé d’un système13 » que le souci naturaliste de la restitution du réel. « Formellement, nous avons à faire à un système d’interprétation (du “monde”, du réel, des relations de forces) par le moyen le plus économique de combinaisons restreintes de figures limitées, suffisamment lisibles là où il le faut, laissant jouer ailleurs des entrelacs de 6 Ibid., p. 32. 7 J. L. Schefer, Le Temps dont je suis l’hypothèse, Paris, P.O.L, 2012, p. 9. 8 Schefer, Questions d’art paléolithique, op. cit., p. 24. 9 Ibid., p. 167. 10 Ibid., p. 53-55. 11 Ibid., p. 81. 12 Ibidem. 13 Ibidem. figures à la limite de la lisibilité et de la pertinence référentielle14. » Les images pariétales se signalent d’emblée, dès la naissance de l’art, par la vectorisation figurale qui les institue en pensée du monde : les « protocoles d’exécution et d’arrangement des formes15 », la « manipulation géométrique de formes, schématisables sur leur type16 », la « signalétique du “réel”17 », la « forme d’abstraction »18 y porte sur « l’ensemble des formes qui en sont l’interprétation, autrement dit le langage19 ». Dès lors, « les figures n’ont pas une fonction de représentation mais d’interprétation. […] Les configurations de figures paléolithiques forment des structures d’interprétation, ce ne sont pas des ensembles qui ont fonction figurative20. » Les figures sensibles déterminent des réseaux et des lainages de symbolisation et de sens prélangagiers (le structuralisme de Leroi-Gourhan ne pouvait aller jusque-là, ne concevant d’activité symbolisante que par l’intermédiaire de l’écriture : les hommes préhistoriques peignaient-ils déjà pour se taire, pour ne pas écrire ?…), c’est-à- dire de ce qui manque (bêtes présentes aux images pour celles qui font défaut : migrations saisonnières, etc. ; absentes pour les autres…), en un mot : libidinaux. Une loi empirique : jamais le corps humain n’est donc figure pour l’art paléolithique. Il ne peut en être que « l’interprétant21 » : jamais l’interprété. Ainsi la grotte également, assimilée par Schefer – avec d’autres préhistoriens – à un mégacorps (rythmé par des signes de fragments du corps humains : vulves, mains…) : « C’est, bien sûr, un corps imaginaire qui comprend les figures et un corps plus grand que n’importe quel corps. On en peut raisonnablement conclure qu’il offre un cadre de situation qui oriente au moins les figurations (quelles que soient les pratiques d’invocation ou d’incantation dont elles témoignent) en un sens non réaliste […]. La grotte est “vécue” ; elle est un territoire sensible : elle accepte, reçoit, conserve des propositions figuratives ; chacune est plus ou moins propice à des modifications figuratives. Car les modifications formelles des animaux sont un jeu de solidarité avec l’espace : relief des parois, plans encadrés, niches, étirements de boyaux, cheminées ; les espaces “morts”, non dynamiques, n’y sont jamais employés. L’utilisation régulièrement observée de relief (saillies, cassures, arêtes, colonnettes, etc.) comme support ou esquisse de figures, silhouettes globales, va exactement en ce sens : la figuration est une 14 Ibid., p. 17. 15 Ibid., p. 35. 16 Ibid., p. 166. 17 Ibidem. 18 Ibidem. C’était déjà la thèse de Leroi-Gourhan. Voir, par exemple, Le Geste et la Parole. II. La mémoire et les rythmes, Paris, Albin Michel, coll. « Sciences d’aujourd’hui », 1964, p. 220 : « L’art primitif débute par conséquent dans l’abstrait et même dans le préfiguratif. » Plus loin : « L’ésotérisme figuratif est pratiquement contemporain de la naissance de l’art lui-même ; loin d’être un phénomène tardif il est directement lié au fait que les figures sont des symboles et non des copies » (p. 243). 19 Schefer, Questions d’art paléolithique, op. cit., p. 171. 20 Ibid., p. 35, p. 43. 21 Schefer, Questions d’art paléolithique, op. cit., p. 51. adaptation de lignes et de figures aux qualités de l’espace22. » Et plus spécifiquement au ventre matriciel, menstruel et sexualisé de la femme (la femme est exception à l’invisibilité de l’homme « à cause de cette fonction érotique qui en fait l’objet d’une forme typifiée23 ») : « La grotte, dont les replis les plus secrets comptent des vulves gravées ou modelées, parfois très réalistes comme à Bédeilhac, contient dans ses replis ou poches utérines des groupes ou des îlots d’images et ces images sont précédées, soulignées ou accompagnées de couleur, c’est-à-dire de rouge24. » 2. L’art pariétal a lancé l’histoire de l’art à partir d’un faux bond, d’une défaillance que la peinture n’aura pas su rectifier : « Les homme sont invisibles25. » Seul le cinéma aura pu rendre « l’homme visible26 ». Programme involontaire – que le cinéma – venant ainsi se greffer directement sur les fresques paléolithiques – ne remplira pas par des fins partagées avec la peinture, c’est-à-dire par ressemblance mimétique. Car la ressemblance n’est pour les images, à partir de l’événement narratif uploads/s3/ jean-louis-schefer-calvino-le-cinema-ages-de-la-terre 2 .pdf
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- Publié le Jan 02, 2022
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