L’avant-scène théâtre I 87 Créer ensemble 86 I L’avant-scène théâtre C ’EST TOU

L’avant-scène théâtre I 87 Créer ensemble 86 I L’avant-scène théâtre C ’EST TOUT UN LIVRE qu’il faudrait écrire sur la question de la créa- tion collective au Soleil. Ou plusieurs. Aussi cette étude se conten- tera-t-elle d’évoquer et d’analyser quelques pistes pour rendre compte de l’évolution des modalités de l’écriture collective dans ce théâtre où mots et corps sont convoqués ensemble, comme sontconvoquésl’imaginaireetl’invention de tous, au cours d’un long processus de travail où le théâtre impose ses lois au temps, et non l’inverse. Dans l’histoire du Soleil se sont succédé des spectacles composés à par- tir de pièces existantes et des créations La création collective au Théâtre du Soleil par Béatrice Picon-Vallin Béatrice Picon-Vallin est directrice de recherches au CNRS. Elle est spécialiste du théâtre russe, sur lequel elle a publié de nombreux ouvrages. Elle s’intéresse à l’histoire et à la théorie de la mise en scène en Europe, ainsi qu’aux relations entre le théâtre et les autres arts. Elle dirige trois collections sur le théâtre (chez CNRS Éditions, Actes Sud-Papiers et L’Âge d’Homme). Elle a publié plusieurs travaux sur le Théâtre du Soleil (voir liste en fin d’article). Elle revient ici sur la notion de création collective, au cœur du processus artistique mis en place par Ariane Mnouchkine. collectives, les premiers constituant souvent des cycles, comme « les Shakes- peare » et Les Atrides. La question du lien qui les constitue en répertoire, ensemble de pièces et de spectacles considéré comme support de dialogue avec un public, doit être posée en rapport à la fois avec le contexte socio- politique d’une époque (« Comment parler du présent ? » est la question à laquelle répond, dans tous les cas, chaque choix ponctuel), et avec l’état de la troupe qui, comme tout groupe humain, subit des crises, relationnelles ou artistiques. Le Théâtre du Soleil a peu monté de pièces contemporaines, en dehors de La Cuisine d’Arnold Wesker qu’il a marquée de son sceau – affirmant ainsi, symboliquement, dans l’histoire du théâtre, l’association entre cuisine et spectacle, qu’il ne reniera jamais, et initiant un travail approfondi sur l’improvisation, combiné à une mise en place très précise – et de celles écrites pour la troupe par Hélène Cixous. LE COLLECTIF, UN CHOIX RADICAL Le « texte contemporain », au Soleil, sera donc souvent fruit de la création collective, conçu et expérimenté sur le plateau même, issu de ses contraintes et de ses lois. C’est la conviction per- sonnelle d’Ariane Mnouchkine qui déclare, après la création collective Les Clowns (1969) : « Il faudrait que la créa- tion échappe à Untel. Je crois que, vis- à-vis de ce problème, il faut prendre une attitude absolument violente et radicale. C’est d’ailleurs ce qui nous pousse, ou plutôt me pousse, car ce n’est pas l’avis de tous les membres de la compagnie, à ne plus m’intéresser au répertoire dramatique existant. J’aimerais qu’il y ait, au Théâtre du Soleil, des auteurs dramatiques qui travaillent entièrement avec nous. Peut- être y arriverons-nous3. » Cet auteur associé, au plein sens de cette expres- sion un peu galvaudée aujourd’hui, sera donc Hélène Cixous qui, depuis 1983, saura mettre son écriture au service de ce théâtre et aller jusqu’à « mi-écrire » Les Naufragés du Fol Espoir, comme il est indiqué sur le générique. Mais ces auteurs dramatiques désirés sont aussi les comédiens de la troupe qui deviendront progressivement les véritables coauteurs du spectacle, en même temps que la notion de texte dramatique s’élargira, englobant mot, geste, image, son, rythme en un tout difficilement dissociable. Après Les Clowns et une tentative de création à partir de contes populaires qui n’aboutira jamais, c’est le choc de 1789 (1970) vu par un immense public (200 000 spectateurs en une saison). Liée au contexte de 1968, la création collective semble surtout faire partie, dans l’esprit d’Ariane Mnouchkine, de tout processus authentique de création théâtrale. Il faut dire qu’elle a fait l’ap- prentissage de son métier de metteur en scène en Angleterre et au Japon, puis en expérimentant avec un groupe ami, 1. Notes de répétitions, Les Naufragés du Fol Espoir, 3 mars 2010. 2. Il s’agit d’une citation d’Alexandre Pouchkine par Vsevolod Meyerhold dans Écrits sur le théâtre, tome II, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1975, p. 57, que cite à son tour Ariane Mnouchkine dans un entretien sur ce livre, « Il nous aide à poser les bonnes questions », in Le Monde, 4 mars 1976. « Les acteurs, vous n’êtes jamais meilleurs que lorsque vous jouez bien. Quand vous jouez juste, la mise en scène est juste1. » Ariane Mnouchkine « Quel est le théâtre […] qui puisse se targuer d’avoir un répertoire capable d’adopter la sincérité fruste des passions populaires, la liberté de jugement de la place publique, capable d’abandonner la servilité, d’acquérir un langage accessible au peuple, de deviner les passions de ce peuple, de toucher les cordes de son cœur2 ? » Vsevolod Meyerhold 3. Entretien avec Jean-Jacques Olivier, in Combat, 11 février 1970. L’avant-scène théâtre I 89 Créer ensemble 88 I L’avant-scène théâtre nécessaire creuset de son action, en osant avec lui prendre tous les risques et accepter de se remettre en cause à chaque nouvelle création. Pour 1789, comme pour Les Clowns, l’improvisation est la règle, mais ici s’ajoute tout un travail de collecte histo- rique et documentaire, d’entretiens, de lectures et de cours, de visionnages de films à la cinémathèque, de recherches iconographiques. L’improvisation indi- viduelle des Clowns a évolué en impro- visations collectives par groupes de quatre ou cinq comédiens avec des thèmes semblables, dont on confronte chaque jour les résultats. Les nom- breuses « impros » sont enregistrées sur bande magnétique. On sélectionne, on met en ordre. Une séquence du spectacle peut combiner une vingtaine d’improvisations correspondant à plusieurs mois de travail. C’est à Mnouchkine qu’appartient le choix des textes historiques et le montage final. Mais elle dit alors : « Mon rôle a été de mettre en scène les idées générales… La seule idée sur laquelle nous nous étions fixés c’était : comment et où ça devait se passer – dans un champ de foire et joué par des bateleurs. Je n’ai jamais eu à faire de sélection : la sélec- tion s’est faite toute seule, à l’évidence. Il m’arrive de vouloir dire à quelqu’un « ce n’est pas bon », mais alors je ne dis rien, car je sais que le comédien va s’en apercevoir très vite. En fait, il m’est difficile de dire exactement quel est mon rôle : nous travaillons de manière totalement empirique. Quand le spec- tacle est en marche, je ne suis plus capable de dire quelle a été mon idée de départ. Je crois avoir eu telle idée alors qu’elle est venue des comédiens et vice versa. Je crois que je suis là pour encourager, pour dynamiser4… » Le statut juridique de SCOP (Société coopérative ouvrière de production) qui est celui de la fondation du théâtre et qui a été récemment réactivé, cha- cun percevant le même salaire et étant appelé à s’occuper de tout, rend encore plus poreuses les frontières entre le rôle du metteur en scène et celui des acteurs. Et dans les synergies de la création collective, le décloisonnement s’opère spontanément entre les disciplines – scénographie, mise en scène, technique, jeu, costumes. Au dispositif signé du scénographe Roberto Moscoso a collaboré Guy-Claude François, alors directeur technique, et Françoise Tournafond, qui signe les costumes et déclare : « Nous avons pu évoluer tous ensemble, ça a été une période extraor- dinaire. J’assistais à toutes les répéti- tions. Mon travail était parallèle à celui des comédiens. » À partir d’un stock de vieux costumes de théâtre et de cinéma, les acteurs font des proposi- tions, suivies d’adaptations de la costu- mière (réagencement, rembourrage, coupe, superpositions, combinaisons…). « S’il fallait, on recommençait sans relâche5. » Sans slogans ni idéologie, libre de toute appartenance politique, 1789 est une fête théâtrale qui, par l’art, cherche à éduquer, former, à poser des ques- tions, à éclairer. En 1969, Mnouchkine disait : « Le théâtre pour moi, c’est la clarté. Le théâtre, ça devrait être la lumière faite sur la société humaine et sur tout ce qui la compose6. » Et l’image de la troupe-phare dans la tempête, proposée dans le final des Naufragés du Fol Espoir, est particulièrement saisis- sante et touchante pour ceux des spec- tateurs qui ont suivi tout le long parcours, radical et cohérent du Soleil. Avec L’Âge d’or, l’écriture collective, qui s’expérimente à travers les masques et les types de la commedia dell’arte, se complexifie encore, puisqu’il s’agit cette fois de parler des conflits du présent : il faut non seulement se documenter, mais aussi trouver la bonne distance pour les traiter. Mnouchkine commence à travailler les stratégies de distance et de focalisation : la troupe rendra compte du présent en se projetant cinquante ans dans le futur, à travers les formes du passé théâtral revisitées. Le temps de préparation du spectacle, qui est aussi apprentissage de l’histoire du Répétitions Les Naufragés du Fol Espoir (Aurores), Cartoucherie, uploads/s3/ la-creation-collective-theatre-du-soleil 1 .pdf

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