1 LE CANTIQUE DES CANTIQUES EN MUSIQUE Laurent Marty Le Cantique des cantiques,
1 LE CANTIQUE DES CANTIQUES EN MUSIQUE Laurent Marty Le Cantique des cantiques, ou Cantiques de Salomon, est très certainement l’un des textes de l’Ancien Testament qui ont le plus inspiré les musiciens de toutes les époques et toutes les cultures. Innombrables sont, en effet, ceux qui furent conquis par la beauté de ces poèmes, leur dimension mystique ou la puissance de leur évocation érotique. Au-delà de leur valeur musicale, ces œuvres sont également remarquables en ce qu’elles posent avec acuité à la fois le problème de l’évolution de la musique sacrée à travers les siècles, le rapport individuel qu’entretiennent les compositeurs avec leur propre foi, et notre perception contemporaine du caractère religieux dans l’art. Un article aussi court ne permettra, au mieux, que de donner un bref aperçu des principaux courants qui ont traversé l’histoire du texte. Cependant, nous nous attacherons à détailler plus particulièrement quelques compositions emblématiques, de la Renaissance au XXIe siècle. Des origines au Moyen-Âge La tradition hébraïque semble suggérer que le Cantique des cantiques ait pu être un recueil de chants de mariage dont la tradition semble aujourd'hui perdue. Rien ne subsiste des musiques originales malgré les essais de reconstitution très discutés de Suzanne Haïk-Ventoura (1912- 2000). Les premières traces écrites d’adaptation musicale remontent donc à l’ère chrétienne, dix-huit textes du Cantique des cantiques dans l’Antiphonaire dit « de Compiègne » daté du IXe siècle, parmi les plus anciens antiphonaires romains conservés. Les grands réformateurs s’y intéressent de très près : Guillaume de Volpiano (962-1031) compose au moins une douzaine d'antiennes sur des textes issus du Cantique et Saint Bernard de Clairvaux (1090-1153) en introduit dans l’office cistercien. Les réformes successives du plain-chant de Clairvaux accentuent cette présence et, sur ce modèle, la plupart des communautés lient ainsi le Cantique aux célébrations mariales, de plus en plus populaires à partir du XIIe siècle. Si le corpus varie sensiblement d’une communauté à l’autre, on remarque une forte récurrence de certains passages : « Quam pulchra es » (4,1) ; « Ibo mihi ad montem mirre » (4,6) ; « Tota pulchra es » (4,7) ; « Descendi in ortum meum » (5,1); « Anima mea liquefacta est » (5,6). Du IXe au XIIe siècles, de Bamberg à Silos, de Worcester à Monza, la plupart des antiphonaires contiennent ainsi des antiennes sur des textes du Cantique des cantiques, chantées lors de cérémonies en l'honneur de Marie. Au XIVe siècle, les compositeurs de l’Ars Nova trouvent dans ces textes un ferment propice à leurs nouvelles conceptions esthétiques, dans une atmosphère musicale de tendresse et sensualité mêlées. La toute fin du Moyen-Âge, et le début de la Renaissance, voient une floraison particulièrement riche d’œuvres musicales. D’abord présent chez les polyphonistes anglais, comme en témoignent le Quam pulchra es de John Dunstable (c. 1390-1453), considéré comme son chef-d’œuvre, et celui de John Piamor (1418-1426), ce courant gagne les compositeurs continentaux à l’aube de la Renaissance : Guillaume Dufay (c. 1400-1474), Josquin des Prés (c. 1440-1521), Pierre de La Rue (v. 1460-1518), Antoine Brumel (c. 1460- c. 1520), Nicolas Gombert (vers 1495-1556), Thomas Créquillon (c. 1505-c.1557) et bien d’autres. Ces chants sont le plus souvent exécutés à l’intérieur d’un office liturgique lié au culte de Marie – par exemple durant les Vêpres de la Vierge. Mais la Renaissance voit également fleurir un nouveau genre, des motets isolés destinés à la piété privée, très prisés dans le cadre de la réforme catholique. La dilection des compositeurs va à certains passages plus 2 fréquemment utilisés : les « Quam pulchra es » et « Nigra sum » abondent jusqu’au XVIIe siècle. Renaissance Un compositeur aujourd’hui bien oublié, Gioseffo Zarlino (1517-1590), s’essaie dans les années 1540 à mettre en musique l’intégralité des textes du Cantique directement depuis l’Ancien Testament, utilisant pour chaque chapitre un mode différent. Cependant, il ne va pas plus loin que le chapitre 3, à part un motet isolé « Ego veni in hortum meum ». Lorsqu’il édite enfin son œuvre, en 1549, Zarlino arrange l’ordre de ses motets, les disséminant dans trois volumes différents et leur faisant ainsi perdre toute unité. Cet essai ouvre néanmoins la voie à Giovanni Perluigi da Palestrina (1525-1594) qui, le premier, met en musique l’intégralité du Canticum canticorum dans son Quatrième livre des Motets à 5 voix paru en 1584. Palestrina se distingue dans cette œuvre par un style d’une grande austérité, où la grande complexité du contrepoint n'empêche pas l'extrême clarté de la conduite des voix. L’écriture palestrienne va devenir très vite un idéal de pureté, le modèle de toute polyphonie religieuse dès le tout début du XVIIe siècle et pour longtemps. On remarque qu'à l'imitation des affects, très présente chez Zarlino, Palestrina préfère la sobriété d’entrées en canon régulières et par mouvements conjoints. Les phrases plus longues suivent dans leur découpe la respiration du texte, ce qui en assure une parfaite compréhension, sans répétitions inutiles. Le ton recueilli de l’ensemble, aux phrases plus dénudées, se montre davantage sensible à la compréhension immédiate du texte qu’à l'illustration de son mouvement passionnel. Il n'est qu'à comparer le motet « Pulchra es » de Palestrina à celui de son contemporain, et prédécesseur comme maître de chapelle à Saint-Jean de Latran, Roland de Lassus (1532- 1594) pour comprendre les différences de conception qui peuvent cohabiter à la même époque chez deux artistes pourtant très proches, utilisant des moyens musicaux identiques. Le motet « Pulchra es » de Lassus témoigne en effet d’une liberté de style très éloignée de la rigueur palestrinienne. Au sein d’une polyphonie particulièrement complexe, des phrases courtes s’entremêlent avec une abondance de mélismes d’une grande sensualité. Ici, l’intelligibilité du texte compte moins que la souplesse de la ligne de chant, la qualité presque charnelle de l’entrelacement des voix et d’une harmonie au trouble expressif. Le premier biographe du compositeur, Samuel Quickelberg, qualifie ce style si particulier de musica reservata, une musique « qui a su accommoder les notes aux choses et aux mots, exprimer les divers sentiments, placer en quelque sorte la réalité sous les yeux. » Style, donc qui exprimerait avec force les symboles du texte illustré, musique destinée à un public restreint de connaisseurs, seuls capables d’en apprécier le symbolisme subtil. Que s’est-il passé entre les deux œuvres qui en explique les différences ? A la suite du concile de Trente (1545-1563), qui avait épuré la liturgie en proscrivant l'usage de chansons profanes comme cantus firmus et l'abondance des éléments purement décoratifs, le pape Grégoire XIII avait chargé en 1577 Palestrina et Annibale Zoilo (1537-1592) de réviser les missels et bréviaires pour les purger de tous les « barbarismes, obscurités, contradictions et superfluités. » Palestrina, d’autre part, s’était montré sensible à l’exemple de Saint Philippe Neri (1515-1594), fondateur en 1563 de la congrégation de l'Oratoire. Les Laudi spirituali exercices religieux faits de prières, de prédication et de chants - les madrigali spirituali - avaient vite rencontré un grand succès populaire. 3 Sur ce modèle, le compositeur fonde en 1584 la Compagnia dei Musici di Roma, dédiée à Sainte Cécile et il est fort probable que cette mise en musique du Cantique des cantiques ait été destinée à son inauguration. L’œuvre, dédiée au pape Grégoire XIII, connaît une grande popularité comme en attestent pas moins de onze éditions consécutives. Palestrina, conscient de la teneur érotique du texte et du caractère profane souvent donné à sa mise en musique, débute ainsi sa préface à l’édition de 1584 : « Il y a trop de poèmes qui ne chantent que des amours étrangers à la profession et au nom même de chrétien. A ces poèmes, œuvres d'hommes visiblement égarés, un grand nombre de musiciens ont consacré tout leur talent et tous leurs artifices. Ainsi, bien qu'ils aient recueilli la gloire due à leur génie, ils ont, par le vice de pareils sujets, offensé les hommes honnêtes et graves. D'avoir été moi-même au nombre de ces musiciens, je rougis et je m'afflige aujourd'hui. Mais, puisque le passé ne peut être changé, et que ce qui est fait ne saurait pas n'être pas fait, j'ai changé de dessein. C'est pourquoi je me suis consacré aux poèmes écrits sur les louanges de Notre Seigneur Jésus-Christ, et de sa très Sainte mère, la Vierge Marie, et j'ai choisi ceux qui renferment l'amour divin du Christ et de l'épouse de son âme, le cantique de Salomon. J'ai employé un genre un peu plus gai que celui dont j'ai l'habitude dans les chants Ecclésiastiques car j'ai compris que le sujet lui-même l'exigeait. » Epoque baroque Palestrina ouvre la voie à des œuvres plus longues et plus ambitieuses. La première moitié du XVIIe siècle nous offre au moins quatre œuvres majeures entièrement consacrées au Cantique des cantiques : Leonhard Lechner (1553-1606) publie en 1606 ses quatre motets Das erst und ander Kapitel des Hohenliedes Salomonis ; deux ans plus tard Melchior Franck (1579-1639) compose ses Geistliche Gesäng und melodyen deren der mehere theil auss dem Hohenleid Salomonis (1608), vingt-quatre chants sur l'adaptation allemande de Luther ; il est suivi en 1657 par uploads/s3/ laurent-marty-cantique-des-cantiques-en-musique.pdf
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- Publié le Oct 27, 2022
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