PAGE 24 PARTICULES N° 24 — AVRIL / MAI 2009 Symptomatique de la reconfiguration

PAGE 24 PARTICULES N° 24 — AVRIL / MAI 2009 Symptomatique de la reconfiguration des rap- ports entre l’objet esthétique et son système d’encadrement, le rapprochement désormais consommé, opéré les vingt dernières années entre le cinéma, la vidéo et l’art contemporain n’est pas pour autant un simple effet de la per- méabilité des lieux d’exposition et réseaux de diffusion des produits culturels. Il devient opé- ratoire à partir du moment où des questionne- ments provenant de sources diverses (cinéma narratif ou expérimental, film scientifique, docu-fiction, performance filmée, télé-réalité et nous en passons) convergent vers un territoire où l’image en mouvement apparaît comme un « mode de penser » plutôt que comme simple objet de réflexion. L’œuvre de Marie Voignier se situe précisément dans cet espace, entre une démarche docu- mentaire et une pratique artistique réflexive où l’une sert de prétexte à l’autre, d’une manière qui déconstruit leurs limites respectives tout en évitant de fournir la solution rassurante de leur esthétisation. Car ce qui est constant dans le travail de Voignier, c’est une incertitude délibé- rément cultivée vis-à-vis du statut de l’image ; incertitude non seulement entre le documen- taire et l’artistique, mais surtout, en deçà des catégories et des genres, comme problémati- sation des mécanismes de projection et d’iden- tification de l’image, instabilité du ton adopté, glissement perpétuel vers les marges d’un récit construit autour d’une impossibilité, celle d’un rapport direct et inconditionné au réel. Des parcs d’attraction (Western DDR, 2005, 10 min., Hinterland, 2009, 49 min.) aux musées ethnographiques (Des trous pour les yeux, 2009, 12 min., co-réalisé avec Vassilis Salpis- tis) et aux entreprises virtuelles (Les fantômes, 2004, 13 min.), les sujets choisis gravitent à la périphérie du système de l’art tout en étant tra- versés, sur un mode centrifuge et biaisé, par des questions proprement esthétiques, qu’il s’agisse de la définition de l’« hyper-esthétisa- tion » et de l’« œuvre d’art totale » donnée par tel chef d’entreprise ou de l’indistinction bau- drillardienne du virtuel et du réel prêchée par tel autre. À l’aune de l’« esthétique d’entreprise », Voignier ne brouille les frontières entre réalité et fiction que pour mieux localiser les angles morts qui se créent au croisement de systèmes de signes et de références relevant de discours variés, allant du rationalisme et du pragma- tisme économiques à l’histoire et à la mémoire collective allemandes et du relevé anthropolo- gique ou sociologique au cinéma et à la culture de masse. Angles morts d’un regard qui ne cesse de se confronter à son propre caractère d’acte, n’hésitant pas, au cours du processus, à retourner les conventions du documentaire contre lui-même. Dans Des trous pour les yeux et Going for a walk (2007, installation vidéo), la dimension performative du processus d’enre- gistrement, le rapport de pouvoir instauré par la caméra et son interaction avec le sujet filmé sont menés à leurs extrêmes conséquences. Going for a walk consiste en l’interview d’une actrice de voix-off menée sur une période d’un an. L’interview retranscrite, l’actrice est appe- lée à la « rejouer » à plusieurs reprises, jusqu’au point de rupture. En donnant accès à l’image à un personnage que l’industrie du spectacle a réduit à sa seule voix, l’œuvre ne permet la réintégration d’une présence fragmentée que pour en faire la base d’une nouvelle désincor- poration. Comme l’actrice elle-même le recon- naît, passablement énervée, dans la troisième des cinq vidéos qui complètent l’installation, « de toute façon, je n’ai aucun contrôle sur mon image ». Au fur et à mesure que sa spontanéité cède la place à un exercice fastidieux, elle se trouve dépossédée de son propre discours ; ayant mis prématurément fin à l’enregistre- ment, elle est remplacée par une autre actrice avant que celle-ci ne disparaisse aussi de l’écran. L’interview filmée, soumise à des pro- cédés sériels et répétitifs analogues à ceux qui sont à l’origine de la rationalisation, du morcel- lement et de la spécialisation du corps dans la société de consommation, comme une autre invention de Morel1, enregistre ainsi « les effets de l’image sur l’organisme » (pour paraphraser une publicité connue) et le conflit ouvert qui l’oppose à son référent. Cette double insistance sur la réflexivité du médium et sur la construction publique de sa signification est au centre de Hearing the shape of a drum (2010, 17 min.), qui sera pré- senté à la 6e Biennale d’art contemporain de Berlin. Focalisant cette fois sur un fait divers hautement médiatisé (le procès de l’autrichien Joseph Fritzl), Voignier construit son travail autour d’un point aveugle, un défaut de visibi- lité qui advient par saturation communication- nelle. Le procès étant à huis clos (acceptation explicite de l’impossible neutralité de son enre- gistrement) l’artiste prend comme sujet le spec- tacle de la couverture médiatique lui-même, s’immergeant dans une réciprocité visuelle qui renvoie l’image à ses propres conditions de production tout en démontrant les limites et les contradictions d’une entreprise strictement autoréférentielle. À travers le contraste entre la sur-médiati- sation de l’événement et la pénurie flagrante d’images s’esquisse une critique des mécanis- mes de mise en spectacle qui s’adresse en fait au regard lui-même comme relation dialectique entre le voir et l’être vu, construction sociale qui se négocie autour d’un vide qu’elle essaie désespérément de combler. Ici, les mouve- ments de caméra découvrent une chorégraphie à laquelle ils ne sauraient eux-mêmes échapper, l’observateur et l’acteur s’échangent les rôles d’autant plus facilement que leur familiarité avec ce théâtre tend à le rendre naturel. Chez Voignier il ne s’agit pas tellement de réhabili- ter une réalité transparente ou objective contre la manipulation de l’industrie de l’information mais plutôt de parvenir à discerner comment, de nos jours, l’image produit la réalité comme image impossible, image d’un regard qui inscrit la cécité au cœur du visible. PAR VALLIA ATHANASSOPOULOS 1 • A. B. Casares, L’invention de Morel, trad. A. Pierhal, Paris, 10/18, 1973. ILLUSTRATION : Hearing the shape of a drum, vidéo HDV, 17 min. Production : 6e Biennale d’art contemporain de Berlin et CAC Brétigny, centre d’art contemporain de Brétigny. Courtesy galerie Marcelle Alix, Paris Agenda : Marie Voignier, Effigies, 26.05.–31.07.2010, galerie Marcelle Alix, Paris. 6th Berlin Biennale for Contemporary Art, 11.06. – 08.08.2010, Berlin VIDÉO / MARIE VOIGNIER : ANGLES MORTS uploads/s3/ marie-voignier-angles-morts.pdf

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