Introduction Que nous donnent à penser les écrits d'un auteur qui a « débuté da

Introduction Que nous donnent à penser les écrits d'un auteur qui a « débuté dans la littérature en écrivant des livres pour dire qu'il ne pouvait rien écrire du tout »1 et qui a laissé comme dernier héritage littéraire des cahiers aux limites du lisible ? Apollinaire disait qu'il faut tout publier2. Or, son injonction peut-elle être appliquée dans le « cas » d'Artaud ? Depuis les premières parutions des textes d'Artaud jusqu'aux plus récentes, c'est-à-dire des années vingt jusqu'à aujourd'hui, où faire paraître ses écrits n'est pas une affaire close, le « cas Artaud » agit sur l'art et la pensée occidentale, en même temps que notre époque se pense à travers lui. La question que nous allons donc nous poser est de savoir comment Artaud a agi sur la culture livresque occidentale et quelle est la réception qu'elle lui a réservée ? Comment enfin penser la notion de l'Œuvre après Artaud ? Dans notre étude, nous allons aborder cette question, en commençant par le « début » (la correspondance avec Jacques Rivière) et en terminant par la « fin » (les cahiers qui contiennent les derniers écrits et dessins d'Artaud). Il y a eu une raison très spécifique pour qu' Artaud et Rivière se soient mis à échanger des lettres : la poésie du premier Artaud avait été jugée impubliable, en tant qu'intransmissible, irrecevable. La « sacro-sainte » N. R. F. a pourtant approuvé la publication de la correspondance, en tant que document de l'angoisse d'Artaud de ne pas rater ses mots.3 Nous avons dit que nous allons commencer par le début et terminer par la fin. Or, de quelle fin sommes– nous autorisés à parler ? Voici les derniers mots qu'Artaud trace sur le papier : « etc etc ».4 1 Lettre d'Artaud à Peter Watson de 27 juillet 1946, dans Œuvres, édition d'Évelyne Grossman, Quarto, Gallimard, 2004, p. 1097. Pour éviter de répéter à chaque fois la référence complète, nous donnerons dès lors seulement le numéro de la page correspondant au texte de la citation, selon l'édition Quarto. Dans les cas où le texte cité n'est pas compris dans cette édition, nous donnerons la référence (numéro de tome, suivi de numéro de page) depuis les Œuvres Complètes, édition de Paule Thévenin, chez Gallimard. 2 Cité depuis l'ouvrage de Maurice Blanchot, Le livre à venir, Gallimard, 1959(2008), p. 280. 3 Maurice Blanchot souligne ce fait dès le début de son fameux article consacré à la correspondance Artaud-Rivière : « Des poèmes qu'il juge insuffisants et indignes d'être publiés cessent de l'être lorsqu'ils sont complétés par le récit de l'expérience de leur insuffisance ». (Ibid, p. 50.) 4 Cahier 406, feuillet 11 v°. Voir la reproduction de la page entière, Œuvres, p. 1770. 1 Aujourd'hui, publier Artaud nous préoccupe toujours. La publication des cahiers en fac-similé nous donne à voir la reproduction de la graphie d'Artaud. En jetant le regard sur la graphie des cahiers, nous nous sentons obligés d'obstinément nous rappeler, comme Michel Butor -parmi d'autres penseurs- nous l'a appris, qu'il faut bien « ruiner le mur fondamental édifié par notre enseignement entre les lettres et les arts ».1 Dans les cahiers, les passages successifs de l'écriture au dessin et vice versa témoignent l'origine commune de l'écrire et du dessiner. André Leroi-Gourhan, dans les derniers chapitres de son livre Le geste et la parole, constate que : ...il n'est pas inutile de considérer par quelles voies matérielles s'est lentement construit le système qui assure à la société la conservation permanente des produits de la pensée individuelle ou collective.2 Quelques lignes plus haut, Leroi-Gourhan avait établi le lien entre l'écriture et les arts figuratifs : ce lien se repèrerait dans « l'aptitude à fixer la pensée dans des symboles matériels ». Le principe exposé dans cette phrase de Leroi-Gourhan pourrait se mettre en exergue à notre étude. En ayant cette thèse comme point de départ de notre essai, nous allons explorer non seulement (1) le rapport de l'écriture avec sa propre matérialité, mais aussi, (2) l'idée -toujours présente chez Artaud- de la fixation de la pensée. Cette même idée nous renvoie immédiatement à ses premiers écrits, concernant justement la fixation de la pensée, ainsi qu'à ses textes théâtraux concernant le caractère fugitif du geste. La fugacité du geste en acte -toujours revendiquée par Artaud- s'entend en tant que refus de figer la création en genèse afin de produire des objets culturels consacrés à la transmission et la conservation. Cela dit, deux thèses en dérivent : Premièrement, nous prenons parti pour l'abolition de la distinction entre la création littéraire et les arts plastiques et performatifs3. Deuxièmement, et plus spécifiquement à propos des créations artistiques d'Artaud, nous pensons que voir la graphie de ses derniers cahiers ne laisse pas intacte la manière dont le regard critique se porte sur l'ensemble de sa production artistique précédente. Jacques Derrida prétendait que « la voix d'Artaud, quand on l'a 1 Michel Butor, Les mots dans la peinture, Skira, « Les sentiers de la création », 1980, p. 5. 2 André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole. Technique et langage, Albin Michel, 1964, p.261. 3 Sur ce point, voir Grossman, Entre corps et langue, Nathan, 1996, p. 40 : « L'écriture est un théâtre comme l'est la peinture ». 2 entendue, on ne peut plus la faire taire. Et donc il faut le lire avec sa voix, avec le spectre, le fantôme de sa voix qu'on doit garder dans l'oreille »1. De même, pour les Cahiers en fac-similé : la page autographe d'Artaud, quand on l'a vue, on ne peut plus la faire disparaître de nos yeux. Et il faut le lire avec sa graphie, le spectre de sa graphie qu'on doit garder dans l'œil. Si la voix d'Artaud hante nos oreilles, sa page manuscrite hante nos yeux. Et ainsi hantés « ensorcelés », on voit partout, dans toute lecture de son œuvre antérieure, une occasion à refaire « critiquement » le trajet qui a abouti à la création de la graphie artaudienne2, en passant par la correspondance et les livres des années vingt, et puis, par les textes autour du théâtre et ceux sur son expérience mexicaine. Artaud lui-même nous autorise -ou bien, nous oblige- à voir ses dernières créations sans quitter de nos yeux ses livres et ses essais théâtraux, car en 1945, il dit de ses dessins écrits : « Je crois de ce côté aussi être parvenu à quelque chose de spécial, comme dans mes livres ou au théâtre... ».3 Ce lien qu'Artaud instaure entre, d'une part, son œuvre graphique -très peu connue à l'époque où il a écrit ces mots- et, d'autre part, ses ouvrages publiés et ses expérimentations théâtrales, nous n'avons pas le droit de le négliger quand nous faisons l'analyse de chacun des aspects de son activité artistique.4 * Mise en épreuve d'une série séries de conventions. Une destruction de l'intérieur. Artaud l'artiste, l'écrivain, « l'émeutier-né de la perception et du langage »5 fait penser dans l'époque moderne, ainsi que dans l'époque dite post-moderne : De l'impouvoir des modernes pour une « œuvre » achevée à l'ébranlement du concept 1 Jacques Derrida, « Les voix d'Artaud (la force,la forme, la forge) », propos recueillis par Évelyne Grossman, Magazine littéraire, n° 434, septembre 2004, p. 36. 2 Nous imitons ici une phrase d'Artaud à propos du théâtre : « refaire poétiquement le trajet qui a abouti à la création du langage ». 3 Lettre du 10 janvier 1945 à Jean Paulhan, dans XI, p. 20. 4 Évidemment, Artaud se réfère ici à ses dessins -et non pas aux pages des cahiers d'écolier qu'il venait justement de commencer d'utiliser- et encore, à eux seulement effectués avant la date de l'envoie de la lettre à Jean Paulhan (10 janvier 1945). Pourtant, nous croyons que le rapport qu'Artaud suppose entre ses dessins écrits et ses enjeux artistiques antérieurs pourraient s'étendre et concerner l'œuvre graphique qu'il a effectuée après cette date. 5 Artaud a ainsi qualifié Lewis Caroll dans « Adaptations de Lewis Carroll », Œuvres, p. 914. Nous utilisons ici sa propre expression pour qualifier, cette fois, lui-même. 3 même du Livre, et de là à la désacralisation de l'écriture par la numérisation, Artaud n'est jamais in-actuel. Suivant le trajet de ses productions depuis les écrits des années vingt jusqu'aux cahiers de retour à Paris, en passant par les textes théâtraux et mexicains, nous repérons chacune des « phases » de l'aventure des modernes (et de leurs descendants) dans le champ de l'art et de l'écriture. Pendant chaque « période » créatrice d'Artaud, dans chacun de ses textes, nous retrouvons une force de résistance en face des contraintes de la condition d'écrire, mettant constamment en épreuve son endurance. De la pensée à la parole, de la « Parole d'avant les mots » à la parole d'après les mots, de la parole à l'écrit, de l'écrit au livre, la force de résistance d'Artaud se trace à l'intérieur et à l'encontre d'une série des conventions à dépasser ; nous dirions que plus que uploads/s3/ memoire-artaud-athina-markopoulou.pdf

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