Perspective Actualité en histoire de l’art 1 | 2012 Art et pouvoir Art, État et
Perspective Actualité en histoire de l’art 1 | 2012 Art et pouvoir Art, État et idéologies aux XIXe et XXe siècles Art, ideology, and the State in the nineteenth and twentieth centuries Éric Michaud, Yves Michaud, Michael R. Orwicz, Neil McWilliam et Laurence Bertrand Dorléac Traducteur : Géraldine Bretault Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/perspective/484 DOI : 10.4000/perspective.484 ISSN : 2269-7721 Éditeur Institut national d'histoire de l'art Édition imprimée Date de publication : 30 juin 2012 Pagination : 41-55 ISSN : 1777-7852 Référence électronique Éric Michaud, Yves Michaud, Michael R. Orwicz, Neil McWilliam et Laurence Bertrand Dorléac, « Art, État et idéologies aux XIXe et XXe siècles », Perspective [En ligne], 1 | 2012, mis en ligne le 30 décembre 2013, consulté le 01 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/perspective/484 ; DOI : https://doi.org/10.4000/perspective.484 débat PERSPECTIVE 2012 - 1 41 Il fut un temps pas si lointain où s’intéresser à l’histoire politique et à l’histoire sociale de l’art vous faisait courir le risque d’être extradé, comme si les œuvres devaient par magie échapper à toute contingence pour assumer définitivement leur rôle de fétiche. De même, confronter les médias populaires aux œuvres majeures ou les entremêler (comme dans la réalité) semblait déplacé. Or, il s’agissait tout simplement d’écrire une histoire aussi complète que possible. Le débat qui suit montre la vitalité de ce champ où l’on discute le statut de l’œuvre dans une économie visuelle générale. Il s’agit d’évaluer les caté gories majeures de l’histoire de l’art, la nature de la relation des artistes avec la politique, le degré de puissance et d’intervention de l’État dans l’histoire des représentations, le fossé qui sépare le monde de la parole et l’empire des signes plastiques, le primat du contexte qui varie en donnant éventuellement à des formes identiques des significations opposées, les formes de dissidence des créateurs. À cet égard, les expériences inédites modifient la relation entre les artistes et leur public dans le cadre d’un contrat qui ne se contente plus du vieux coup-de-poing visuel. Les nouveaux commanditaires exigent déjà de nouvelles configurations qui nous obligent à ouvrir un nouveau chapitre de l’histoire de l’art 1. [Laurence Bertrand Dorléac] Laurence Bertrand Dorléac. L’État comme les partis politiques n’ont pas de point de vue unique sur l’esthétique à élire en vue d’une action efficace. C’est affaire de contexte. Malgré tout, voyez-vous des récurrences en la matière, une trame commune pour instrumentaliser l’art et les artistes, ou un médium à privilégier (architecture, peinture, gravure, photographie, affiche, cinéma) ? Neil McWilliam. En général, les efforts menés pour établir des équivalences claires entre les styles et les idéologies sont souvent réducteurs et peu convaincants. Comme Eric Hobsbawm l’a montré pour le xixe siècle, ces questions sont en effet « affaire de contexte ». Ce qu’il a appelé « l’invention de la tradition », à une époque marquée par l’essor des nationalismes, a encouragé le recours à différents styles, souvent privi- légiés en raison de leur ancrage dans un esprit national supposément authentique 2. Nous le voyons à l’œuvre dans de nombreux contextes, du médiévalisme adopté par Charles Barry et Augustus Pugin pour le palais de Westminster (1840-1852) 3 à l’affirmation d’une romanité classicisante et à la rénovation (voire « l’amélioration ») des monuments de la Renaissance dans l’Italie mussolinienne 4. Dans les deux cas, ces styles historicistes étaient destinés à promouvoir une image particulière de la Professeur d’histoire de l’art à Sciences Po Paris, Laurence Bertrand Dorléac publiera pro- chainement Contre-déclin : Mo- net et Spengler dans les jardins de l’histoire (septembre 2012). Elle est co-commissaire de l’ex- position L’Art en guerre : France 1938-1947 (octobre 2012). Éric Michaud, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, travaille sur les avant-gardes, l’idéologie artistique du national-socialisme, les rela- tions de l’art à la publicité et la propagande, et la raciali- sation de l’histoire de l’art. Philosophe et ancien directeur de l’École des beaux-arts de Paris, Yves Michaud a publié récemment L’Art à l’état gazeux (2003), Le Luxe fragile (2012) et prépare actuellement L’Ex- périence comme art (2013). Michael R. Orwicz, qui enseigne l’histoire de l’art à l’University of Connecticut, s’intéresse notamment à la construction de la culture visuelle en France à la fin du xixe siècle et la formation esthétique du citoyen. Neil McWilliam est professeur d’histoire de l’art à Duke Uni- versity. Il a dirigé la publication Émile Bernard : les lettres d’un artiste (2012) et prépare actuelle- ment The Aesthetics of Reaction: Tradition, Identity & the Visual Arts in France c. 1900-1914. Art, État et idéologies aux xixe et xxe siècles Points de vue de Éric Michaud, Yves Michaud, Michael R. Orwicz et Neil McWilliam, avec Laurence Bertrand Dorléac Art et Pouvoir 42 débat PERSPECTIVE 2012 - 1 nation, et à entériner son ordre social naturel et sa destinée manifeste à travers des références à un passé mythifié. Dans une grande partie de l’Europe du xixe siècle, le recours à ce type de référence stylistique surdé- terminée sur le plan historique s’est accompagné d’une prédilection pour les formes académiques de peinture et de sculpture qui privilégient la lisibilité narrative et l’immédiateté 5. En outre, les divers États, que ce soit les monarchies récemment unifiées comme le Deuxième Reich allemand, ou les démocraties émergentes comme la Troisième République fran- çaise, se sont appuyés sur l’art pour sublimer leur autorité sous une forme spectaculaire. Le décor ostentatoire des mairies d’arrondissement et de l’Hôtel de Ville à Paris ou du Capitole à Toulouse (fig. 1), par exemple, servit à exposer des valeurs relatives à la famille, au travail, au respect de l’autorité et à l’amour pour la « petite patrie » des environs immédiats, comme pour la « grande patrie » qu’est la France. En ce qui concerne les médiums, je crois qu’il est important d’ap- préhender la grande diversité des formes à travers lesquelles le pouvoir imprègne la vie quotidienne. En tant qu’historiens de l’art, nous sommes particulièrement attentifs à l’intervention de l’État dans des domaines comme la peinture historique, l’architecture ou la statuaire monumentale. Nous devons aussi développer notre sensibilité aux médiums qui circulent en dehors du domaine consacré des arts majeurs – billets de banque et monnaie, timbres, gravures populaires distribuées au sein de l’école, les catégories de musées (militaires, histo- riques, ethnographiques, etc.) et leur organisation. Nous avons tendance à considérer l’État comme une entité agissant essentiellement dans le domaine public – généralement sous la forme de travaux de grande envergure, physiquement imposants – alors qu’il convient aussi d’étudier de quelle manière son influence pénètre le domaine privé. En termes visuels, cet aspect se manifeste surtout à travers des formes le plus souvent reléguées au rang de babioles, à la valeur esthétique limitée. Michael R. Orwicz. Qu’entendons-nous exactement lorsque nous évoquons l’instru- mentalisation de l’art et des artistes ? Quelles qualités sont alors instrumentalisées ? Sous quelles formes et dans quels buts ? Pour tenter une ébauche de réponse, je re- prendrai l’idée d’« économie visuelle » telle que l’a définie l’anthropologue Deborah Poole, un concept qui convoque des systèmes plus vastes de production, de circu- lation, de consommation et de possession des images 6. Dans ce cadre, la question essentielle n’est pas celle de la signification d’images spécifiques, mais plutôt de savoir comment elles opèrent au sein d’une économie plus large du regard. La valeur des images, entendues à la fois comme artefacts matériels et comme processus de production et de marchandisation, ne provient pas seulement de leur circulation, en tant que représentations ; leur valeur et leur utilité s’accroissent aussi en fonction de leur participation aux processus sociaux d’accumulation, de possession et d’échange. Vu sous l’angle de l’économie visuelle, l’art au début de la Troisième République coalisait toute une gamme de valeurs d’usage qui pouvaient être facilement transpo- sées au sein du cadre conceptuel, épistémologique et visuel qui structurait la politique de l’État-nation alors en voie de construction. De manière schématique, le nouveau régime républicain s’est trouvé confronté dans les années 1880 à un double impératif : affirmer l’État-nation en tant qu’entité politique stable et durable, d’un côté, et forger une conscience nationale républicaine de l’autre. Ces deux éléments étaient inex- tricablement liés à un troisième facteur décisif, la modernisation, manifeste dans 1. Salle des Illustres du Capitole à Toulouse, décor du xixe siècle. Art, État, idéologies débat PERSPECTIVE 2012 - 1 43 une centralisation politique renforcée et dans les mutations sociales et économiques engendrées par le capitalisme industriel 7. Le projet républicain qui visait à moderniser l’État-nation s’est alors engagé dans deux directions principales. L’une fut la constitution d’une main-d’œuvre complexe à strates multiples (fonctionnant à la fois comme producteurs et consommateurs), ce qui eut pour résultat inévitable d’exacerber les tensions sociales et économiques autour de questions de classe, de genre et d’ori- gine ethnique. L’autre était la construction d’une identité républicaine et de formes d’identification sociale visant à assurer l’hégémonie du bloc républicain au pouvoir, tout en apaisant ces tensions de classe grâce à la constitution d’un patrimoine culturel commun capable de transformer des sujets individuels en une collectivité uploads/s3/ michaud-et-x27-entretien-art-etat-et-ide-ologie-aux-xix-et-xx-sie-cle-x27 1 .pdf
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- Publié le Nov 15, 2021
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