Le jeu difficile entre rigueur et sens1 Giuseppe Longo Centre Cavaillès, Républ

Le jeu difficile entre rigueur et sens1 Giuseppe Longo Centre Cavaillès, République des Savoirs, CNRS et Ecole Normale Supérieure, Paris School of Medicine, Tufts University, Boston http://www.di.ens.fr/users/longo/ Résumé La rigueur est dans le numérique, nous dit Pythagore, dans les règles de l’arithmétique, des algorithmes ; le numérique constitue le sens du monde car il lui est intrinsèque. Ensuite, on retrouvera le sens dans le geste qui trace la ligne sans épaisseur, un bord qui découpe les figures du monde - abstraction, symbole, action rigoureuse, construction de diagrammes qui évoquent un sens organisateur du réel. Le débat reprend aujourd’hui entre, d’une part, le cerveau et le biologique, aplatis sur la rigueur exacte de l’alpha-numérique, les codages modernes, et, de l’autre, leur sens dans un corps, organisme actif dans un écosystème, jeu de contraintes qui produisent une hétérogenèse du sens. 1 - Les harmonies brisées du nombre Suites harmoniques de nombres entiers, correspondances parfaites entre musique et formes des rangements des nombres – rectangulaires, triangulaires … pentagonaux …., moyennes harmoniques à l’appui, un univers parfait permet la connaissance et la production du beau. Sens et rigueur vont de pair à l’époque où la Grèce invente, en même temps, la philosophie, la monnaie et les mathématiques (Herrenschimdt, 2007). Les catégories de la philosophie rendent le monde intelligible ; la monnaie donne à toute chose une valeur, en tant qu’équivalent général, elle catégorise tout objet, toute activité ; les entiers et leurs rapports mathématiques sont la mesure de toute chose, exactement, ils en sont l’essence. Et puis … la catastrophe : le logos parfait du nombre entier produit l’a-logos, l’irrationnel, au cœur même de la perfection du carré unitaire : sa diagonale produit un nombre, √2, démontrablement en dehors de la raison arithmétique, des rapports entre nombres entiers. La légende nous raconte la mort, fort méritée, de l’impie qui avait montré ce paradoxe à l’intérieur même des automatismes du calcul numérique, de la doxa pythagoricienne des mesures exactes et complètes du monde, contre la rigueur du nombre entier et de ses rapports, des harmonies célestes et musicales (Chiurazzi, 2018). Quel est le sens de cet insensé ? Comme toujours face aux grands résultats négatifs, la raison s’élargit, elle va inclure le geste qui trace, produit la ligne, ré-introduit du sens, en évoque par des diagrammes (Panza, 2012). Les symétries, des jugements spatiaux sans nombres, fondent la géométrie, car les axiomes d’Euclide maximisent les symétries des constructions entendues, par des gestes, des tracés sur le plan, riches de sens (Longo, 2011). Les symétries sont ‘‘derrière’’ les axiomes : leur structure de sens géométrique précède l’écriture des axiomes et en est davantage stabilisée2. Cette nouvelle théorie générale de la mesure des surfaces bornées trouve son sens 1 Dans La rigueur, T. Paul et al. (eds), Spartacus IDH, 2020. 2 "L’évidence primaire ne doit pas être échangée avec l’évidence des "axiomes" ; puisque les axiomes sont déjà le résultat d'une formation originaire de sens (Sinnbildung) et ils ont déjà cette formation elle-même 1 mathématique, et sa rigueur, dans ce qui deviendra la définition bêta de la géométrie euclidienne : le ligne est sans épaisseur. Voilà la notion mathématique de bord, conceptuellement profonde, qui permet de mesurer des surfaces sans approximation, exactement, grâce à une nouvelle rigueur du voir. ‘‘Théorème’’ a la même racine que théâtre : à la logique s’ajoutent, chez Euclide, symétries, rotations et translations, des gestes dans la preuve. La géométrie donc s’invente dans un jeu difficile entre trace imaginée et produite et langage : seulement par le geste du premier maître, dans l’espace, sur le sable, on peut comprendre ce que c’est qu’une ligne continue, une trajectoire, un bord ; seulement dans le langage on peut dire : « cette ligne que je trace est sans épaisseur », elle est juste le bord d’une figure, une trajectoire indépendante de l’objet qui la parcourt. Elle est un invariant de la pensée, car constitué par plusieurs actes d’expérience : les gestes, les traces sur une surface, et les mots. L’écriture fige définitivement cette nouvelle forme de l’imaginaire mathématique. Et c’est seulement en arrivant à concevoir, avec rigueur, la notion mathématique de bord, que l’on peut observer que le calcul de π ne termine jamais : les suites des polygones inscrits et circonscrits n’atteignent jamais le bord sans épaisseur d’un cercle, une limite asymptotique. La méthode axiomatique et la déduction logique sont bien nécessaires à la rigueur de la preuve chez Euclide, mais le sens réside tout d’abord dans cette invention de la toute première et fondamentale structure mathématique : la ligne sans épaisseur. Le point et ses propriétés en suivent : il est, en premier lieu, un ‘‘semeion’’, un signe, en fait une lettre - Démocrite avait déjà noté les atomes, des indivisibles, par des lettres de l’alphabet. Ces signes se trouvent aux extrêmes d’un segment (définition gamma), à l’intersection de deux lignes sans épaisseur (théorème 1, livre I). Donc le point n’a pas de parts, explicitera-t-on six siècles plus tard (définition alpha). Dans la preuve du théorème I.1, ces lignes sans épaisseur, en tant que gestes, trajectoires, bords, sont des tracés continus, sans saut ni lacunes, dans lesquels se perdrait la flèche de Zénon ; elles produisent donc un point et un seul lors de leur intersection - une évidence pour toute pensée qui trace, comme chez Euclide. Du même coup, cette intersection non vide définit la continuité de telles lignes : une ligne sans épaisseur est continue quand elle produit toujours un point et un seul, lors de l’intersection en de bonnes conditions d’une autre ligne sans épaisseur. Le rêve formaliste d’une transparence parfaite de la preuve, de pouvoir distiller toute notion utilisée, toute définition implicite, au moins a posteriori, se heurte contre la richesse des mathématiques, toujours enracinée dans une pratique historique du sens, toujours évocatrice de sens pour celui qui écoute ou lit – sans cela elles seraient incompréhensibles. Le prix à payer pour cette participation au sens est la ‘‘rigueur informelle’’, le jeu inévitable des ambiguïtés qui évoquent, qui côtoient toujours le partage d’une construction rigoureuse mais sensée. En conclusion, quelle amputation du savoir que de nous avoir raconté, pendant un siècle, qu’Euclide était l’ ‘‘inventeur de la méthode axiomatique’’, un prédécesseur d’Hilbert aux preuves souvent peu rigoureuses, mal formalisées3. Et que d’avoir ainsi oublié, par idéologie formaliste, l’invention d’un sens mathématique nouveau, celui des structures fondatrices de la pensée mathématique occidentale : la ligne sans épaisseur tracée par des gestes signifiants à l’intention de tout autre humain, les symétries qui participent de la preuve. Ces structures résultent du regard qui organise le réel, le découpe en imposant des bords, le rend mathématiquement signifiant par la recherche des invariants des rotations et des translations du plan, les symétries fondamentales de la construction géométrique. toujours derrière eux" [Husserl, L’origine de la géométrie, 1933] 3 Voir la critique des prétendues incomplétudes formelles dans la preuve du théorème I.1 ainsi que les notes et commentaires dans l’incontournable traduction des livres d’Euclide par (Heath, 1908) : Euclide, comme ‘‘hilbertien’’, n’était pas très bon. Or, une preuve est toujours et aussi une construction historique de sens. 2 2 - Les mathématiques sont abstraites, symboliques, rigoureuses … au-delà des axiomes, derrière les axiomes « It is sometimes said that the axiomatization problem is to generate the set of valid statements. But this is a logician's parody of the role in mathematics of genuine axiomatic theories » (Kreisel, 1971) 2.1- Abstraites Les mathématiques sont abstraites, nul n’en doute. Il est toutefois impossible de définir de façon parfaitement nette et adéquate ce que veut dire ‘‘abstrait’’ en mathématique, car cela reviendra à saisir, très probablement, la notion générale d’abstraction, une tâche impossible. Limitons nous a souligner certains parcours constitutifs de l’abstraction mathématique, en nous focalisant sur le rôle de la construction d’invariants. Les mathématiques s’enracinent sur des gestes constitutifs de ses objets et structures, des gestes qui précèdent la preuve, partagés par tous les humains, car communs aussi à certains animaux. Le ‘‘petits comptage’’ (Dehane, 1997), c’est à dire la saisi d’un petit nombre d’objets, permet à nombreux animaux d’isoler des invariants pratiques : distinguer six bananes de huit, indépendamment de leurs organisation spatiale ; comparer six rugissements entendus à distance avec les quatre lions vus dans son propre groupe et … prendre la fuite face au groupe plus nombreux. Sans langage, l’invariant numérique est pratiqué et vécu, il n’est pas constitué, il ne produit pas un concept, le concept de nombre. Pour Brouwer, fondateur de la logique intuitionniste, l’expérience de la «two-one-ness of time » est au cœur de ce parcours constitutif : un instant qui suit un autre, la scansion discrète du temps. Cela paraît confirmé empiriquement par des interactions entre la numérotation et les jugements temporels (Xuan et al., 2007). Toutefois, pour produire un invariant conceptuel, il faut développer différentes ‘‘pratiques’’ : le comptage dans le temps, certainement, des sons par exemple, mais aussi dans l’espace, des objets, en comparer la numérosité, comme plus haut chez maints animaux, peut permettre la constitution de ce qui est uploads/s3/jeu-rigueur-sens.pdf

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