DU MÊME AUTEUR Aux Éditions Gallimard LA VOIX D’ALTO, 2001 (Folio no 3905). LE
DU MÊME AUTEUR Aux Éditions Gallimard LA VOIX D’ALTO, 2001 (Folio no 3905). LE RENARD DANS LE NOM, 2003 (Folio no 4114). MA VIE PARMI LES OMBRES, 2003 (Folio no 4225). MUSIQUE SECRÈTE, 2004. HARCÈLEMENT LITTÉRAIRE, entretiens avec Delphine Descaves et Thierry Cecille, 2005. LE GOÛT DES FEMMES LAIDES, 2005 (Folio no 4475). DÉVORATIONS, 2006 (Folio no 4700). L’ART DU BREF, Le Cabinet des lettrés, 2006. DÉSENCHANTEMENT DE LA LITTÉRATURE, 2007. PETIT ÉLOGE D’UN SOLITAIRE, 2007 (Folio 2 € no 4485). PLACE DES PENSÉES, sur Maurice Blanchot, 2007. L’OPPROBRE. Essai de démonologie, 2008. LA CONFESSION NÉGATIVE, 2009 (Folio no 5150). BRUMES DE CIMMÉRIE, 2010. LE SOMMEIL SUR LES CENDRES, 2010. TARNAC, L’Arpenteur, 2010. L’ENFER DU ROMAN, 2010. GESUALDO, Le Manteau d’Arlequin, 2011. LA FIANCÉE LIBANAISE, 2011. EESTI, Le sentiment géographique, 2011. LA VOIX ET L’OMBRE, L’un et l’autre, 2012. Au Mercure de France L’ORIENT DÉSERT, coll. « Traits et portraits », 2007 (Folio no 4973). Suite des œuvres de Richard Millet en fi n de volume une artiste du sexe RICHARD MILLET UNE ARTISTE DU SEXE roman G A L L I M A R D © Éditions Gallimard, 2013. Le roman moderne ! Le grumus merdae que laissent derrière eux des criminels sur le théâtre de leurs méfaits. Lawrence Durrell Justine première partie PLACE DAUPHINE Plus je la regarde, plus je me convaincs qu’elle est une fi gure isolée. Soeren Kierkegaard Journal d’un séducteur 13 1 La place Dauphine est un vagin. Cela, je ne peux le dire qu’en français ; et encore est-ce du français écrit. À voix haute, j’aurais dit : « Ça, je ne peux le dire qu’en français », avec l’air d’un homme vicieux, aurait murmuré ma mère qui ne supporte pas la moindre allusion à la vie sexuelle, surtout depuis que mon père nous a abandonnés et qu’elle prie dans l’ombre une bonne partie de la journée, et sans doute la nuit. En anglais, ce serait pire : « The Dauphine square is a vagina. » Le mot vagina a quelque chose de plus répu- gnant que dans la langue de Proust, où il a été francisé, en quelque sorte adouci, quoique la terminaison en in lui garde une rudesse toute masculine, comme le mot ovaire, le mot vulve étant féminin, lui, mais tout aussi laid. Quel homme pourrait aimer le corps féminin à partir du seul nom de ses organes ? C’est donc en français que je l’écris, cette phrase, comme tout ce qui va suivre. Pourtant, si je suis venu en France, muni d’une bourse de la fondation T. Miller, c’est pour écrire en anglais et honorer les États-Unis 14 d’Amérique, mon pays, non pour me perdre en fran- çais, cette langue d’aristocrates déchus, selon mon père qui aurait préféré me voir apprendre l’espagnol, langue de vaincus, elle aussi, mais parlée par quatre cents mil- lions de personnes ; des vaincus contre lesquels nous nous heurtons sans cesse, puisqu’ils se pressent à nos frontières, les débordent, même, alors que les Français somnolent depuis des siècles au Québec, au Nouveau- Brunswick, dans le Vermont, en Louisiane : d’éternels loosers, maugréait-il, ce père qui n’en fi nit pas de ruminer le cuivre qu’il a respiré à la mine, une grande partie de sa vie, l’autre se passant à regarder la ville depuis la colline où, après son divorce, il s’est installé avec une demi-Sioux, dans un mobil-home, près d’un grand sapin, à la sortie de Butte, Montana — dans le Montana, devrais-je dire, pour ne pas laisser l’anglais ronger mes phrases comme l’acidité de l’eau qui fait de la fosse Berkeley, à Butte, maintenant inondée et empoi- sonnée comme les eaux de l’Apocalypse, un lac sur lequel, à certaines époques de l’année, on tire des fusées pour empêcher les oiseaux migrateurs de s’y poser. « L’anglais a cette acidité qui empoisonne les autres langues », a dit Rebecca. Et elle riait. Elle riait toujours de ses paradoxes et de ses pointes ; et elle en riait seule. J’étais en ce temps-là un personnage trop sérieux, plus soucieux des langues que des êtres humains : une sorte de phasme qui s’adap- tait à l’ordre ambiant. « La place Dauphine est un sexe de femme », ai-je repris en espérant améliorer la qualité de ma première phrase. 15 Elle me regardait en silence, avec un sourire mat, les yeux et les traits immobiles, comme si elle me contem- plait depuis sa part la plus lointaine, celle d’une Maorie de Nouvelle-Zélande, et non de sa moitié danoise, nulle- ment choquée de ce que je venais de dire, ce soir-là, sur le Pont-Neuf, devant la statue équestre d’Henri IV qu’elle me faisait admirer parce qu’elle avait de la sym- pathie pour ce roi assassiné, grand amateur de femmes, donc grand politique, précisait-elle avec une gravité qui m’a conduit à rappeler que le bon roi Henri empestait l’ail, avais-je lu quelque part, la puanteur de l’ail me paraissant une insulte à la beauté des femmes, ai-je ajouté avant de dire que, si j’aimais le Pont-Neuf et cette pointe verdoyante de l’île de la Cité qu’on appelle le Vert-Galant, c’était parce qu’on s’y trouve au centre de la capitale française, d’où on aperçoit quelques-uns des beaux bâtiments de la ville : le Louvre, le Panthéon, l’Institut de France, la Samaritaine, Saint-Germain- l’Auxerrois, la tour Saint-Jacques, les immeubles qui s’élèvent sur les quais de la rive gauche, et cette place Dauphine dont le nom me faisait rêver, à Butte, moi dont l’enfance fut livrée à une géométrie urbaine dépourvue de vrai centre, à cause de la disposition per- pendiculaire des rues, comme dans tant de villes améri- caines, au moins les rues principales, le reste allant vite au désordre, dans ce qui n’est ni une banlieue ni la cam- pagne mais un espace où la nature n’a jamais cessé d’être présente, sinon menaçante, parmi les tours d’ex- traction hérissant la colline sur laquelle la ville a été bâtie : des territoires que les citadins disputent au vide, à l’ennui, quelquefois aux coyotes ou aux loups, et où il 16 fait toujours froid, à cause du vent du nord qui, volant les mots à la bouche, empêche les gens de se parler — ce que ma mère ne voyait pas d’un mauvais œil, elle qui considère que la parole est la source de nos peines, avec le sexe qui jette les cœurs dans un froid plus intense et interminable que celui de l’hiver. Et il faisait particuliè- rement froid quand j’avais six ans et que mon père est parti pour aller vivre dans un mobil-home avec sa demi- Sioux, et que sa voix s’est perdue. J’imaginais qu’elle avait été jetée dans Orphan Girl, un puits de mine à l’écart des autres. Ma voix à moi, je l’ai entourée de ces linges doux et terribles que sont les psaumes de David, dont j’ai lu quelques-uns en silence, puis je l’ai brûlée, chez nous, dans le poêle à bois, demeurant presque une semaine sans ouvrir la bouche, tandis que ma mère priait à mi-voix, presque en chantant, ce que j’aimais mieux que ses récriminations qui s’élevaient comme des freux, disais-je à Rebecca, sur le Pont-Neuf, sachant que mon enfance ne l’intéressait pas plus que la sienne, et qu’elle devait ignorer ce qu’est un corbeau freux, mais le mot est plus beau en français que l’anglais rook. L’en- fance des autres n’intéresse personne, en Amérique. C’est que nous ne cessons jamais d’être des enfants, de cruels, de grands enfants, disent les Français. Des enfants insupportables à presque tout le monde. Les enfants sont d’ailleurs devenus insupportables dans l’Occident tout entier, murmurerait Rebecca, qui ajouterait que l’enfance a causé la perte de la littérature, après Proust — et même dès Rousseau. Mais, non, Rebecca, la littérature n’est pas tout à fait morte. Comme l’amour, elle nous quitte si nous n’en 17 sommes plus dignes. Vous écrivez. Moi aussi. J’écris pour grandir, pour sortir d’Orphan Girl et devenir un adulte. J’écris en français pour être plus nu et plus innocent qu’en anglais, et sans doute expier ce dont je ne suis pas coupable mais dans quoi mon père m’a fait choir, la faute des pères retombant toujours sur les fi ls, selon ma mère, à laquelle je ne donne pas tort, pour une fois. La langue est un corps inaccessible que nous passons notre vie à vouloir coucher dans le lit de notre enfance, m’a dit Pascal Bugeaud, un des rares écrivains français vivants que je connaisse, le seul qui m’ait prêté de l’at- tention. Mon enfance est morte avec mon père, c’est-à- dire très tôt, ai-je envie de dire en une phrase qui, je m’en aperçois, est assez ambiguë pour signifi er que mon père est mort, alors qu’il est encore en vie avec sa squaw aux gros seins, et que c’est ma mère qui est pour ainsi dire morte, vieillie avant l’âge, le cœur et le corps plus vides qu’une cheminée froide à cause du cancer de l’utérus sur lequel elle a remporté une victoire uploads/s3/ millet-une-artiste-du-sexe.pdf
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- Publié le Oct 12, 2021
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