1 En ce second jour de novembre, el Día de los Muertos au Mexique, le jour des
1 En ce second jour de novembre, el Día de los Muertos au Mexique, le jour des Morts, la petite Frida observe les feux d’artifice depuis son lit. Ses longs cheveux noirs encadrent un visage que deux grands sourcils soulignent, ils se rejoignent presque au-dessus de son nez comme les ailes d’un merle. Une petite fossette au menton teinte son sourire de malice. Dehors, les rires pétaradent dans les rues joyeuses parfumées d’encens destiné à dissiper les mauvais esprits. Depuis qu’elle a attrapé la poliomyélite, elle passe son temps dans des couloirs sinistres de l’hôpital. Alors ce soir, les bougies et les cempasúchiles, fleurs blanches pour les enfants ou orange pour les adultes, déposées autour des autels des défunts, rayonnent comme des soleils au cœur de la nuit vacillante de milliers de lumières. Frida se fond dans les couleurs, s’enflamme de rouge, de bleu, toutes les couleurs explosent en bouquets dans le ciel. La musique des guitares traverse les murs de sa chambre. Mais Frida a peur que la grande dame grimaçante, l’héroïne de cette journée festive, si gaie – alors que tous les enfants se régalent de calaveras, friandises en forme de tête de mort –, ne vienne la chercher pour de bon. “Et si le squelette au visage à moitié décharné débarquait pour m’emporter sur des ailes aux plumes noires, en jouant des castagnettes avec mes os ? pense-t-elle tout en croquant à pleine bouche sa sucrerie en forme de crâne. Au moins je n’aurais pas tout perdu de la fête !” Elle tire sa douce couette jusqu’au menton et s’endort. Cette nuit-là, elle fait un rêve mystérieux, elle trace dans la buée de son souffle, sur une vitrine d’un magasin du quartier, un O, comme une porte. Un chemin s’ouvre alors, qui la mène au centre de la Terre. Là, elle rencontre une petite fille qui danse, vole, fait des pirouettes et rit aux éclats. Un oiseau turquoise, le quetzal, l’escorte en tourbillonnant autour d’elle. “Tu as l’air bien triste, dit la petite fille voltigeuse. Raconte !” Frida lui livre ses craintes, la polio, sa peine de ne pas être normale. “C’est quoi la polio ? demande l’amie. – La polio, ça veut dire que ton pied et ta jambe ne grandissent plus, tu dois faire des piqûres. Tu n’es pas normale comme les autres, tu es malade. – Viens me voir tant que tu voudras, ici tu ne crains rien”, répond la petite fille. Au matin, en se réveillant, Frida bâille, s’étire. C’était quoi ce rêve incroyable ? Elle se sent soulagée. Désormais, lorsqu’elle aura trop peur de mourir, elle tracera le O magique et elle s’échappera pour aller retrouver la petite fille agile. Il lui suffit de dessiner le O pour ouvrir ce passage dans l’autre monde. Puis, remplie de son secret, elle revient à la réalité. Son jardin, comme elle l’aime ! Elle y passe des journées entières, à l’ombre du grand cèdre, près du palmier bleu avec son chat noir, son perroquet Bonito qui fait de la balançoire sur les branches de l’abricotier. “Tu sais, elle sera toujours là pour moi. Elle est extra, si tu voyais, elle sait tourbillonner dans les airs, nous rions beaucoup”, confie-t-elle à son chat, qui acquiesce de ses doux yeux jaune-vert. Le lendemain matin, avec ses parents Guillermo et Matilde, c’est grande réunion familiale ! Les médecins, comme l’explique Guillermo à Frida, conseillent la pratique du sport pour “affermir ta jambe droite amaigrie et pour t’aider à te rétablir. Un autre monde va s’ouvrir à toi ! Natation, vélo, boxe, patins à roulettes, et même foot !” Matilde fronce les sourcils : – Des jeux interdits aux filles de bonne famille, boxe, foot ! Des jeux de garçons, grogne la mère, une vraie grenouille de bénitier, pleine de principes rigides, au point que Frida la surnomme en cachette “Herr Kahlo”. Mais la fillette ne prête pas attention à ses objections et s’enthousiasme : – Je vais faire tout ça ! Waouh ! dit-elle, très exaltée. – Oui, ma Frida, un parcours d’athlète et, un jour, tu entendras ces mots : “Tu es guérie, tu es libre”, lui dit son père. Et il ajouta : Et si tu veux, tu peux aussi m’accompagner dans mon atelier. Quel privilège ! Pénétrer l’univers de son père, son atelier de photographe ! Pas de doute, c’est ce que Frida préfère dans cette annonce matinale ! – Suis-moi, dit Guillermo en ouvrant avec céré monie la porte sacrée. Tu vois, c’est une véritable caverne d’Ali Baba remplie de tableaux figurant des paysages du monde entier pour servir de toile de fond, ici des fauteuils, là des tapis, des décors insolites. Et là, continue-t-il, la chambre noire… l’antre magique où je développe les photos. Les yeux écarquillés d’admiration, Frida entre à pas de velours comme dans un sanctuaire. Elle observe l’apparition des visages sous les mains habiles de son père. De rien, une vie surgit soudain, avec sa multitude de détails, révélant chaque existence, figée, condensée en une seconde sur une photographie. – Regarde bien, dit Guillermo, chaque figure raconte une histoire, chaque paysage dévoile un univers. Elle a même le droit d’apprendre à retoucher les clichés développés en les coloriant. – Tiens, prends le pinceau le plus fin. Il faut donner de petits coups délicats, précise Guillermo, et de ces petites touches jaillissent l’enchantement. Ça oui, c’est de la magie pure ! Attraper une vie en un instant. Elle oublie son chagrin et se sent grande prêtresse aux côtés de son papa qui dirige les rituels et surveille les opérations. – Tes couleurs, répète Guillermo, choisis-les avec ton âme. Il faut qu’elles t’appellent, qu’elles te touchent au cœur, qu’elles t’enveloppent comme une odeur, un parfum. Frida n’est pas très patiente mais elle s’applique pour être digne de cette haute responsabilité. Cet après-midi-là, ils vont faire de la barque sur le lac Chapultepec, Guillermo, tendre et attentionné, lui montre l’activité invisible des fourmis entre les petites herbes, Frida s’accroupit, pour mieux observer. – Papa, une libellule ! s’écrie-t-elle, enthou siasmée. Son père lui apprend le nom de chaque plante ou animal, même le plus petit. – Là, un colibri, regarde Frida ! Sur la fleur jaune. C’est le plus minuscule oiseau de la Terre, son cœur bat la chamade, ses ailes battent soixante-dix fois par seconde. Tu le vois ? Il bataille pour récolter le nectar des jasmins trompettes, il lutte pour se nourrir et vivre, commente Guillermo, ému. – Il est courageux ! rétorque Frida. Guillermo est si fier de sa fille, si certain de son intelligence. Sa femme Matilde le lui reproche souvent : “Tu lui montres trop qu’elle est intelligente, rien de bon ne peut sortir de ça pour une fille !” Mais, à chaque remarque, Guillermo part dans sa chambre comme à son habitude ou se met à son piano. Cet homme malade et fragile, pris de vertiges et de malaises incontrôlables toute sa vie, se sent encore plus proche de sa fille depuis qu’elle a sa polio. Pourquoi dit- on “sa” polio, “sa” crise d’épilepsie ? La maladie devrait rester une étrangère, loin, une ennemie au lieu de faire partie prenante des êtres et de se marquer avec un possessif. Malgré son infirmité qui lui vaut les moqueries des autres enfants, Frida est vive, gaie et retrouve presque la saveur, l’épaisseur du temps de son enfance. Même si une petite lueur a voilé son regard. Une ombre imperceptible habite son corps d’enfant malmené par la maladie et ressurgit parfois. Elle semble alors au bord d’un précipice, comme ceux qui ont eu peur de mourir trop tôt. Cela s’inscrit dans la chair, dans la voix, on les reconnaît vite, ceux qui ont été frôlés par leur propre deuil. Elle rêve d’être normale. Ce jour-là, comme chaque matin avant d’aller à l’école, elle se prépare : tout un rituel. Pour paraître comme les autres, elle enfile plusieurs paires de chaussettes, ce qui étoffe sa jambe maigre. “Salopette ou jupe aujourd’hui ? elle hésite devant l’armoire. Bof, du moment que c’est ample”, puis elle met ses talonnettes. Oui, elle se cache. Elle échappe à son destin en masquant sa silhouette. Le risque à se dérober au regard des autres est de se perdre. Mais Frida n’a plus peur des chemins inconnus. Arrivée à l’école, elle s’avance dans la cour de récré, c’est alors que deux filles lui lancent : – Frida jambe de bois, Frida la boiteuse ! Son sang ne fait qu’un tour, une flopée de jurons sortent d’un coup : – Pauvres connes, idiotes, c’est votre cerveau qui boite, crétines ! Et n’oubliez pas que je fais de la boxe ! Les deux filles se détournent vite, s’éloignent, un peu piteuses. Frida pense au colibri pour reprendre courage, elle respire puis, fièrement, traverse la cour et entre dans la salle de classe, les poings serrés dans ses poches. La solitude, les moqueries, elle connaît trop bien. Elle se console auprès de Matita, sa grande sœur chérie. Le soir venu, uploads/s3/ non-224-la-fatalit-233.pdf
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- Publié le Apv 24, 2022
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