Octave MIRBEAU LE SALON IX MM. Alex. Cabanel, Carolus Duran, Cot ; Mme Laure de

Octave MIRBEAU LE SALON IX MM. Alex. Cabanel, Carolus Duran, Cot ; Mme Laure de Chatillon Plusieurs mères de famille continuent, paraît-il, à se plaindre de la nommée Vénus qui, depuis fort longtemps, comme on sait, trouble le sommeil des jeunes gens. M. Alexandre Cabanel s'est ému et a voulu faire une tentative pour mettre fin au scandale causé par la susdite. Il a dans ce but déshabillé une grosse fille mal bâtie ; il l'a placée toute droite sur un escalier taillé dans un gros fromage blanc, et il la présente à la jeune génération en lui disant : Voilà Vénus ! L'intention de M. Cabanel est morale ; mais, au point de vue de l'art, nous ne pouvons vraiment pas lui en savoir gré. Sa Vénus est un remède à l'amour qui ne guérira personne, car il ne manque pas de jolies femmes, heureusement, même dans les tableaux, et même parfois dans ceux de M. Cabanel. Voyez Thamar, par exemple. Vous vous rappelez bien, Thamar et sa lamentable histoire, écrite dans l'Ancien Testament, au XIIIe chapitre du livre II, Des rois. Cette fille du grand roi David était si jolie que l'un des messieurs ses frères, lequel était intitulé Amnon, s'en aperçut. La chose n'était pas aussi exorbitante qu'on le pourrait croire : dans l'antiquité orientale et biblique, les dispenses s'obtenaient aisément, même entre frère et soeur, et David avait toute l'autorité nécessaire pour conjoindre Thamar et Amnon, si ce dernier en eût fait la demande. Mais le jeune Amnon avait des façons boulevardières : il offrit à souper à Mlle Thamar, il lui fit boire je ne sais quel champagne d'Israël, et finalement elle ne lui résista pas... Alors Thamar, ayant désormais un grand secret à garder, s'empressa d'en faire part à un autre de messieurs ses frères, lequel s'appelait Absalom. C'est cette entrevue entre Absalom et Thamar que M. Cabanel nous a représentée. L'Absalom de M. Cabanel n'est pas le chevelu traditionnel : c'est un turco ; quant à sa sœur Thamar, elle a tout à fait l'apparence d'une indigène des Batignolles. Pour l'honneur de l'ethnologie, il eût fallu pourtant que la sœur et le frère fussent de la même race, et juifs tous les deux autant que possible ; mais, d'après l'interprétation de M. Cabanel, le fils et la fille du roi David sont, celui-là Algérien, et celle-ci Parisienne. Thamar, la jolie Batignollaise, vient d'entrer chez le turco son frère ; elle s'est assise sur un sopha de Stamboul qui se trouve là par hasard, à côté de l'Absalom au jus de réglisse ; elle a conté son histoire, puis s'est affaissée sur les genoux de son turco farouche, afin de cacher sa tristesse et de faire bien voir ses épaules. Le turco est indigné ; il menace du poing le cadre du tableau qui, sans doute, est censé représenter le ravisseur, et il y met une telle conviction, il étend si énergiquement son bras terrible vers le jeune Amnon, qui est ailleurs, que son épaule droite et son flanc droit forment un avancement de dix centimètres au moins plus considérable qu'il ne faudrait ; cela fait une poitrine large comme la croupe d'un éléphant. Il y a aussi une servante négresse que M. Cabanel a fait venir de la côte de Guinée pour assister à cette aventure biblique. La pauvre Africaine a entendu le récit de Mlle Thamar ; et, pour indiquer la part qu'elle prend aux ennuis de l'aimable Batignollaise, elle gratte du mieux qu'elle peut le papier de tenture avec ses angles. Ce vaste tableau est assurément fort agréable à regarder, malgré les fautes d'histoire et les erreurs de dessin. Il vaut mieux encore que le portrait, très travaillé, qui complète l'exposition de M. Cabanel. M. Alexandre Cabanel a peint autrefois de merveilleux portraits : il en est un, particulièrement, que nous rappelons, et qui suffirait à placer un artiste au premier rang. Peut- être est-on tenté de comparer les oeuvres anciennes de M. Cabanel avec ses nouvelles toiles ; ce souvenir préoccupe, et l'on se croit aisément en droit d'exiger d'un artiste qu'il se maintienne toujours à la même hauteur. * * * Un portraitiste qui a été célèbre pendant quelques années, mais que le public commence à juger avec sévérité, c'est M. Carolus Duran. Il est certain que M. Carolus Duran a su chiffonner fort joliment les étoffes, et faire très bien briller le jais sur les robes noires. Il a trop aimé la friperie, hélas ! et le voilà qui disparaît sous ses flots de satin. Son exposition de cette année attriste ses plus robustes fanatiques. Elle se compose de deux portraits et d'un déplorable plat d'épinards. Le premier portrait représente un grand rideau, avec une tête de femme qui, peinte par un autre artiste, serait ravissante ; mais M. Carolus Duran lui a imposé un sourire qui est une grimace ; il n'a malheureusement pas senti la grâce exquise de son modèle. Le second portrait représente encore un grand rideau, car M. Carolus Duran possède tout un stock de rideaux, et il faut absolument qu'il les place. Devant ce rideau, il a mis sa jeune fille accompagnée d'un grand chien. C'est très voyant, très amusant, mais cela ne surprend plus, on est habitué. Cette peinture gaie a perdu toute sa séduction ; elle a beau être brillante, hardie, facile, franche de touche, on est arrivé à ne plus se contenter de ces qualités. Cette peinture-là lasse vite, parce qu'elle n'est pas étudiée, parce que rien n'est modelé, rien travaillé, qu'elle est plus jolie que sérieuse, qu'on la saisit tout entière du premier coup d'oeil, et que, si l'on veut la regarder seulement un instant, on s'aperçoit qu'elle ne résiste pas à l'analyse la moins approfondie. Quant au plat d'épinards de M. Carolus Duran, il est intitulé Fin d'été. C'est un paysage abominablement vert, orné de quelques jalons roses qui ont à peu près l'apparence de femmes nues s'apprêtant à prendre un bain. Il est difficile d'imaginer des corps féminins plus malheureusement dessinés et un paysage plus désagréable. Ce n'est ni vrai, ni naïf, ni savant ; c'est simplement une erreur verte. * * * Tout près des portraits de M. Carolus Duran, sont placés ceux de M. Cot – ce qui n'est pas avantageux pour M. Carolus Duran. Des deux portraits de M. Cot, l'un, celui de Mme la marquise d'H. de St-D... est remarquable ; l'autre, celui de Mlle H..., est tout simplement ravissant ; nous ne croyons pas que M. Cot ait jamais rien peint de plus parfait. C'est d'un charme, d'une élégance admirables. Nous retrouvons les mêmes mérites de dessin et de modelé dans le troisième tableau qu'a exposé M. Cot, une Madeleine ; mais il y a ici excès de bien ; l'artiste a cherché le mieux, qui, d'après la sagesse banale, est l'ennemi du bien ; il a dépassé un peu la mesure. Son portrait de Mlle H... est très fini, mais exactement autant qu'il le doit être ; sa Madeleine a le tort grave d'être trop jolie. Il y a là pour l'artiste un danger que nous signalons : il est tenté de chercher la perfection au-delà des limites permises ; les procédés quintessenciés le tentent, autant qu'on peut en juger d'après sa Madeleine ; cette aimable repentie a bien assez de ses péchés sans lui infliger encore la douleur du blaireautage, et nous regrettons que M. Cot la fasse pleurer ainsi dans la pénombre, d'une façon si parisienne. * * * Voici par exemple une affligée qui sait bien pleurer. C'est L'Esclave, de Mme Laure de Chatillon. Debout, vêtue de blanc et voilée d'un crêpe, L'Esclave se détache sur un ciel gris agité. Ses cheveux blonds flottent au vent. Ses mains sont enchaînées, et son bras nu; qui pend le long de son corps, est parfaitement beau. On comprend assez l'idée patriotique et touchante qui a inspiré l'artiste. Elle a su se préserver de la banalité qui était l'écueil de son sujet, et mettre dans son tableau une vraie douleur, pleine de poésie et de recueillement. C'est une tristesse belle et touchante. L'Esclave est parfaitement posée et avec une simplicité remarquable. La tonalité générale est douce et fort juste. Ce tableau, très bien composé, est d'un excellent dessin. Le talent de Mme de Chatillon est plus ferme ici que peut-être il ne l'avait encore été, et nous retrouvons, dans cette toile importante, les qualités de couleur et de modelé que nous admirions l'an dernier dans le si gracieux et si ravissant portrait qu'avait exposé Mme de Chatillon et qui était intitulé Portrait de Mlle L. M... – une de ses œuvres les mieux réussies. Émile Hervet L'Ordre de Paris, 24 mai 1875 uploads/s3/ octave-mirbeau-salon-ix-1875-cabanel-carolus-duran-cot-mme-laure-de-chatillon 1 .pdf

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