LE DESSIN DE RODIN DANS LE DESSEIN DE MIRBEAU CHASSÉ-CROISÉ AU JARDIN DES SUPPL

LE DESSIN DE RODIN DANS LE DESSEIN DE MIRBEAU CHASSÉ-CROISÉ AU JARDIN DES SUPPLICES La seconde édition du Jardin des supplices1, chez Ambroise Vollard, ne concrétise pas seulement vingt années d’amitié entre Rodin et Mirbeau, mais révèle également les voies divergentes qu’empruntent les deux hommes après 1900. Paul Gsell, ami de l’écrivain et fin connaisseur de l’artiste, se heurte, devant ce testament amical, à un mur d’incompréhension. Celui qui fut le passeur ému de la pensée rodinienne dans L’Art2, se montre ici nettement plus sarcastique, n’hésitant pas à dénaturer, ex eventu, la réalité du texte et de l’image pour mieux souligner leur aporie : Octave Mirbeau était un fanatique de Rodin. Il lui demanda d’illustrer son Jardin des supplices. Rien n’est si paradoxal que ces illustrations. Dans l’interprétation du roman, le grand artiste garda une indépendance véritablement stupéfiante. Chaque dessin du livre est recouvert d’une feuille de papier de soie sur laquelle est imprimé le texte dont la vignette est la réalisation. On lit par exemple la phrase que voici : « Dans les allées du jardin, des paons becquetaient avec avidité des lambeaux de chair humaine. » On regarde le dessin et l’on aperçoit… Quoi ? Une petite femme nue qui montre ce qu’elle devrait cacher. Autre phrase : « Le gros bourreau essuyait avec tranquillité sa lame dégouttante de sang. » Dessin correspondant : une petite femme qui montre ce qu’elle devrait cacher. Autre phrase encore : « Des chants s’élevaient des bateaux de fleurs. » Illustration : une petite femme qui montre ce qu’elle devrait cacher. Au fond, Rodin n’avait dessiné que ce qu’il aimait à dessiner.3 Le journaliste, s’il fausse l’intégrité de l’objet d’art, trahit également une vérité que l’historiographie ne tarda pas à estomper, tant elle s’imposa avec force aux contemporains de Rodin et Mirbeau : l’apparente incommunicabilité de l’écrivain et de l’artiste qui, sans doute, « n’avait dessiné que ce qu’il aimait à dessiner ». En effet, c’est le paradoxe (et la limite) des « livres d’artistes » de Vollard, que de bousculer l’habitus du lecteur pour le contraindre, malgré lui, à renouer le lien illustratif qui lui échappe. Simultanément, Mirbeau, Rodin et leur éditeur rompent avec l’unité du livre, mais respectent la tradition éditoriale, ils affirment l’autonomie du texte et de l’image, mais stimulent l’exégèse, en plaçant une citation en regard de chaque dessin. En d’autres termes, l’auteur collectif de ce Jardin des supplices propose un objet équivoque, fondamentalement suggestif et mallarméen, qui marque l’avènement d’un nouveau public chargé de reformuler, par détour, les correspondances secrètes et sous-jacentes du texte et de l’image. Nous devons à Claudine Mitchell d’avoir conceptualisé, derrière la notion clé de « lecteur-spectateur4 », ce nouveau rapport au livre illustré, dont l’organicité renaît sur un mode purement textuel et interprétatif. Dès 1905, Louis Vauxcelles attire ainsi l’attention de son lecteur « sur les prodigieuses lithographies en couleur que Rodin a conçues pour l’illustration du Jardin des supplices », avant 1 Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices, vingt compositions originales de Auguste Rodin, Paris, Vollard, 1902, tirage limité à deux cents exemplaires (accessible en ligne sur gallica.bnf.fr). 2 Auguste Rodin, L’Art, entretiens réunis par Paul Gsell, Paris, Grasset, 1911. 3 Paul Gsell, « Nos échos. Au jour le jour. », La Démocratie nouvelle, 26 février 1919. 4 Claudine Mitchell, « Fleurs de sang : les dessins de Rodin pour Mirbeau », in Rodin, les figures d’Eros : dessins et aquarelles 1890-1917 [catalogue d’exposition, Paris, Musée Rodin, 22 novembre 2006 – 18 mars 2007], Paris, Éditions du Musée Rodin, 2006, p. 91. d’ajouter : « lesbianisme, frénésie et paroxysme frénétique de sadisme, tout est dit, et les âmes passionnées d’Octave Mirbeau et d’Auguste Rodin fraternisent5. » Un tel hiatus prouve l’ambiguïté de ce livre, tantôt opaque et tantôt suggestif, aux qualités tantôt déceptives, tantôt heuristiques. Du scepticisme caustique de Gsell à l’herméneutique symboliste de Vauxcelles ou Mitchell, nous découvrons deux voix, également déformantes, d’incompréhension ou de compréhension, d’anti-dialogue ou de dialogue, qui sous-entendent deux approches inconciliables du dessin de Rodin. Une lecture négative oppose la violence sourde du texte au « pan-érotisme » transparent de l’illustration ; une lecture positive tend à tacher de sang des dessins qui, au contact des Élégies amoureuses d’Ovide, se transforment en « blanches colombes6 ». Qu’ils s’attirent ou se repoussent, texte et image interagissent ainsi en permanence : le dessin de Rodin donne une intonation visuelle particulière au roman de Mirbeau qui, en retour, livre un commentaire déformant du dessin de Rodin. Il convient donc de réorienter l’analyse du Jardin des supplices sur un terrain moins spéculatif, pour transformer le piège tendu par Rodin et Mirbeau en objet d’étude, pour envisager cette possible interaction des deux composantes du livre en termes de réception critique, de stratégie et de projet artistique. L’articulation du texte et de l’image reposerait alors moins sur un idéal de fusion que d’hybridation, d’harmonie que de dissonance. Aussi tenterons-nous, au terme de cet essai, de tracer la troisième voie, qui permettra d’appréhender l’unité paradoxale de cet objet sans en atténuer la monstruosité constitutive. « Vêtir la forme sensible d’une idée » La principale méprise, dans la réception du Jardin des supplices, repose, semble-t-il, sur un malentendu initial quant à la genèse du projet. Le contrat du 10 février 1899 stipule que « "Le Jardin des supplices" sera illustré hors-texte d’une vingtaine de compositions originales de M. Rodin faites exclusivement pour cette édition7 ». Il s’agirait donc, après Dante et Baudelaire, de soumettre le Jardin au même « supplice », de confirmer dans un cadre éditorial le « processus d’appropriation radical8 » qui, précise Philippe Junod, caractérise la relation de Rodin à ses sources littéraires. L’hypothèse d’une pratique suggestive, librement inspirée du roman de Mirbeau, est d’autant plus plausible que Rodin se lie à la même période avec différents acteurs de la « mêlée symboliste », comme Camille Mauclair ou Charles Morice. Pourtant, un large faisceau d’indices infirme une version qui confine à la légende. Rien ne prouve en effet que l’artiste se soit appuyé sur la lecture de Mirbeau pour produire des images qui, si elles ne sont en rien réductibles au texte, appartiennent à un corpus beaucoup plus vaste, se rattachant aux « dessins de transition » et à la « manière tardive9 » de Rodin. Alors qu’il s’engage dans la principale aventure éditoriale de sa carrière, le dessinateur tend paradoxalement à s’émanciper du texte ; évolution dont Mirbeau prend acte dès 1900, lorsqu’il écrit : « Jamais aucun artiste ne s’est aussi prudemment éloigné de la littérature que M. Auguste Rodin. […] La nature est la source unique de ses inspirations10. » Et Rodin lui-même, lorsqu’un journaliste l’interroge sur ses sources, omet de mentionner Le Jardin des supplices : Cela ne m’est pas venu tout d’un coup, j’ai osé tout doucement, j’avais peur ; et puis, peu à peu, devant la nature, à mesure que je comprenais mieux et rejetais plus franchement les 5 Louis Vauxcelles, « Le Salon d’Automne », Gil Blas, 7 octobre 1905. 6 Georges Grappe, préface aux Élégies amoureuses d’Ovide, ornées par Auguste Rodin, Paris, impr. Philippe Gonin, 1935, s. p. 7 Contrat signé par Vollard et Mirbeau, 10 février 1899, Paris, archives du Musée Rodin [AMR], correspondance Ambroise Vollard [Ms.751]. 8 Philippe Junod, « Rodin et les métamorphoses d’Icare », Revue de l’Art, 1992, n° 96, p. 37. 9 Kirk Varnedoe, Drawings of Rodin, Washigton, Praeger Publischers, 1971. 10 Octave Mirbeau, préface au numéro exceptionnel de La Plume consacré à Rodin, 1900, p. 2 (recueilli dans les Combats esthétiques de Mirbeau, C. E., Séguier, 1993). préjugés pour l’aimer, je me suis décidé, j’ai essayé… j’ai été assez content… Il m’a paru que c’était mieux...11 Pierre Meudon vise donc juste lorsqu’il pointe, dans Le Canard Enchaîné, l’indépendance d’un Rodin qui, semble-t-il, « négligea de lire le roman12 ». La chronologie extrêmement resserrée de l’année 1899 confirme nos doutes quant à la nature littéraire de cette inspiration. Quelques semaines après la signature du contrat, l’artiste, habituellement si long dans l’accouchement créatif, envoie déjà à son graveur Auguste Clot une première livraison de dix dessins13 pour Le Jardin des supplices, qu’il n’a vraisemblablement pas eu le temps de lire et de digérer en un temps si court. La correspondance révèle d’ailleurs la passivité de l’artiste dès qu’il collabore à un processus éditorial. Rodin laisse à d’autres le soin de choisir les dessins destinés à la publication. C’est ainsi Mirbeau qui sélectionne l’image à paraître en frontispice de l’édition Fasquelle – Rodin écrit à son ami Monet : « Mirbeau désire mettre le petit dessin Hérodiade en-tête d’une édition (demi-luxe, ordinaire) du Jardin des supplices. / Seriez-vous assez aimable de nous l’envoyer 182, rue de l’Université14 ? » – et c’est Vollard qui décide de l’image à paraître en couverture de l’édition de 1902, comme en atteste cette lettre de Mirbeau : « Vollard ira vous voir pour vous demander un dessin, pour faire le médaillon de la couverture15. » Il est donc probable que l’ « illustration » uploads/s3/ olivier-schuwer-le-dessin-de-rodin-dans-le-dessein-de-mirbeau-chasse-croise-au-quot-jardin-des-supplices-quot.pdf

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