CHANTAL BEAUVALOT UN CRITIQUE D’ART ET UN PEINTRE, OCTAVE MIRBEAU ET ALBERT BES

CHANTAL BEAUVALOT UN CRITIQUE D’ART ET UN PEINTRE, OCTAVE MIRBEAU ET ALBERT BESNARD : UNE RELATION AMBIVALENTE1 Mirbeau défendit avec âpreté et constance les artistes qu’il appréciait : Rodin, Monet, Pissarro, Van Gogh, pour n’en citer que quelques-uns. En revanche, il ne prisait ni les académiques, ni les préraphaélites, ni ceux qu’on a appelés « les peintres de l’âme ». Dans le même temps, un commentateur aussi fin que Mirbeau ne se contentait pas de schémas simplistes. Tout en dénonçant, par exemple, les idéaux symbolistes, il fut proche de Mallarmé (qui l’amena au reste à s’intéresser aux Nabis et à Félix Vallotton), de Rodenbach ou encore de Maeterlinck, qu’il contribua à faire connaître. Ses relations avec une personnalité comme celle d’Albert Besnard2 ne pouvaient se dérouler uniment. Ses jugements sur un artiste tel qu’Albert Besnard devaient nécessairement osciller du dénigrement à l’éloge. En fait, les appréciations de Mirbeau illustrent l’un des aspects de la littérature critique de son temps envers le peintre : elles corroborent l’extrême mobilité et la diffluence des allégations portées par une partie de ceux qui évaluèrent son œuvre. De la rupture à la réconciliation et au retour en grâce Lorsque le pensionnaire de la Villa Médicis, Premier Grand Prix de Rome3, exposa en 1877 La Source, Mirbeau ne manqua pas d’ironiser et de fustiger l’envoi : « Quiconque a tant soit peu de goût peut bien dire, sans crainte de se parjurer, qu’il ne boira jamais de son eau4. » Il faut dire que l’opinion de l’auteur de cette figure allégorique s’accordait parfaitement avec celle du chroniqueur d’art : Besnard avoua à Louis Gillet, venu l’interviewer en 1913, que cette production « bien Villa Médicis » était si mauvaise qu’il l’avait brûlée5. 1 Nous n'aurions pu rédiger ces lignes si nous n'avions pu profiter des connaissances et du travail inlassable de Pierre Michel et Jean-François Nivet sur l'esthétique et la correspondance de Mirbeau et, plus généralement, sur l'œuvre d'ensemble de l'écrivain. C'est pourquoi nous tenons à les en remercier. En outre, nous sommes reconnaissante à Pierre Michel de nous avoir communiqué plusieurs lettres encore inédites qui ont pu être citées avec profit dans cet article. 2 Albert Besnard (Paris 1849-1934). Il fut peintre, décorateur, graveur, illustrateur. 3 Besnard obtint ce prix en 1874 avec un sujet imposé : La Mort de Timophane, tyran de Corinthe (École nationale des Beaux-Arts, Inv. PRP 125), contre l’avis de son professeur d’atelier, Alexandre Cabanel (1823- 1889), qui lui préférait son camarade Léon Comerre. 4 Octave Mirbeau, Premières chroniques esthétiques, Société O. Mirbeau - Presses de l’Université d’Angers, 1996, p. 224. 5 Cf. Louis Gillet, « Le nouveau Directeur de l’École de Rome. Ce que nous a dit M. Albert Besnard », Lectures pour tous, 1913, pp. 1214-1216. Au début de l'année 1886, la relation entre les deux hommes ne devait pas être des plus chaleureuses puisque Mirbeau eut besoin d'un intercesseur, l'écrivain Léon Hennique6 lié au peintre, pour plaider la cause d'Alice Regnault, qui adressait deux envois au Salon7. En 1888, la situation entre eux se dégrada. La rancœur du créateur s’était déjà manifestée après plusieurs charges de son contempteur. Mais les choses empirèrent à la suite d'un article du critique, qui s'en prenait à Gervex, Duez et Béraud8 : Besnard prit pour lui les attaques adressées à ses confrères. C'est pourquoi à la fin d’une missive adressée à Claude Monet, Mirbeau écrivit que le « bon Besnard » l'avait « en horreur9 ». En dépit de ses succès, le peintre de trente neuf ans restait donc sensible aux éreintements. Il n’était pas encore parvenu à l’équanimité qu’il affichera plus tard, attestée par une lettre à Jacques-Émile Blanche et teintée de scepticisme: « Il y a longtemps qu’on ne me répète plus rien parce qu’on sait que je n’attache aucune importance aux racontars désobligeants, comme je ne prends des éloges que la moitié de la moitié10. » Quant à Mirbeau, il crut bon de rapporter à Monet qu’il se moquait de l’attitude de Besnard. Était-il toutefois aussi indifférent qu’il le professait ? La verve du polémiste allait en effet s’exercer avec plus de perfidie encore dans un article sur le Salon de 1892. Il semble que ce soit, non seulement par pure conviction, mais encore par esprit revanchard que Mirbeau concocta avec brio ces propos acides sur celui qu’il considérait comme un faux révolté : « Au milieu de ce superficiel désordre, parmi ces outrances calculées et bien sages, et nullement foncières, il resta quand même de l’École. Et cet aigle dont le vol tentait d’atteindre aux espaces profonds, cet aigle icarien, n’était, en réalité, qu’un merle timide, sifflant dans les ombrages scolaires de la Villa Médicis l’éternelle chanson académique11. » Ces quelques illustrations suffisent à montrer le dégoût de Mirbeau envers l’académisme, sa haine des institutions, somme toute le dédain que certains nourrissaient envers les artistes étiquetés, sans nuances, « académiques », « bourgeois » ou « pompiers ». Pourtant, ce que Paul Jamot nommait ironiquement « le Clan de l’École12 » ne multiplia guère ses faveurs envers Albert Besnard. Jamot usa même de termes peu amènes pour qualifier le manque d’enthousiasme des académiques à son égard car, affirmait-il, « ils le haïssaient comme un transfuge » et « un dangereux anarchiste13 ». Frantz Jourdain rappela également en 1888 que le « petit Besnard » était tenu en médiocre estime durant sa scolarité à 6 Octave Mirbeau, Correspondance générale, tome I, L’Age d’Homme, 2002, p. 519. Léon Hennique (1850-1935) était un ami de Mirbeau. 7 Alice Regnault (1849-1931) était une ancienne théâtreuse, célèbre pour sa galanterie. Elle était devenue la compagne de Mirbeau qui l'épousa en 1887. Elle avait envoyé au Salon le portrait de l'écrivain qui fut accepté par le jury. 8 Octave Mirbeau, compte rendu de « L’Exposition internationale de la rue de Sèze (I) », Gil Blas, 13 mai 1887. 9 Octave Mirbeau, extrait d’une lettre adressée à Claude Monet de Kérisper, vers Auray, dans le Morbihan, datée des environs du 1er mars 1888 par Pierre Michel in Correspondance générale, op. cit., pp. 756- 757 et Correspondance avec Claude Monet, Édit. du Lérot, 1990, p. 62. Mirbeau avait appris le ressentiment d'Albert Besnard à son égard par un de leurs amis communs : l'écrivain Paul Hervieu (1857-1915). Albert Besnard n’était pas dupe de ce que pouvait penser Mirbeau, bien que seuls des peintres, proches de lui, aient été cités dans l’article et qu’il n’ait pas été nommé. Dans un autre article intitulé « Nos bons artistes », publié dans Le Figaro du 23 décembre 1887, Mirbeau s’attaquait violemment au Salon et « aux cocasseries scandaleuses et stupéfiantes » qu’on y exposait en indiquant que ces exposants jouissaient des commandes d’État: ses critiques n'épargnaient donc pas les décorateurs des monuments publics, dont Besnard. 10 Albert Besnard, Lettre à Jacques-Émile Blanche, 17 mai 1912, Bibliothèque de l’Institut, fFnds Jacques-Émile Blanche, Ms 7039, f° 327. 11 Octave Mirbeau, « Le Salon du Champ-de-Mars, III, Le Portrait », Le Figaro, 13 mai 1892. Cité in Combats esthétiques, tome 1, p. 481. Contrairement à ce qu’énonce la note 6 de la page 485 (op. cit.), Besnard n’a pas envoyé deux portraits au Champ-de-Mars, mais sept œuvres (n°s 83, 84, 85, 86, 87, 88, 88 bis). 12 Paul Jamot, « Albert Besnard », La Revue de Paris, 15 mai 1910, p. 242. 13 Paul Jamot, ibid., p. 242. l’École des Beaux-Arts, en raison de son caractère beaucoup trop fantaisiste et désordonné14. En vérité, cette attitude désobligeante reflétait, non seulement la vision de ses camarades, qui l’assimilaient à un condisciple sans avenir, mais encore celle d'Alexandre Cabanel, son principal professeur, très réservé envers son jeune élève, bien qu’il lui reconnût des dons pour la composition. Les rapports de Besnard avec les artistes rassemblés autour de l’École, au Salon, ne furent donc jamais empreints de cordialité et pas un seul ne pénétra dans son domicile parisien du 17 de la rue Guillaume Tell. L’Institut ne le reçut d’ailleurs en son sein que fort tard et ne fit abstraction de ses réticences qu'après l’exposition triomphale de ses œuvres sur l'Inde en 191215. Peu admis par les tenants de l’académisme, le peintre, qui arguait ne pas parler la même langue que la leur et qui souffrit du poids de l’École, fut blessé par les mots acerbes de Mirbeau à son endroit. De fait, on saisit aisément pourquoi la brouille fut consommée. Dans son livre intitulé Feuilles mortes et fleurs fanées, Frantz Jourdain, l'ami de jeunesse du peintre, évoque la réconciliation des deux antagonistes : « Comment garder rancune à cet impulsif inconscient qui, rencontrant Besnard dont l’attitude manquait d’élan, s’écria avec un rire rouillé : - Eh bien, Besnard, vous ne me regardez pas, vous m’en voulez ? – Mais vous m’avez odieusement étrillé, et… – Et vous vous émotionnez pour si peu ? Vous savez pourtant qu’on n’attaque que les gens auxquels on garde de l’estime et qui en valent la peine. Besnard pardonna comme Alphonse Daudet qui, vitupéré sans prétexte par une sorte de uploads/s3/ chantal-beauvalot-octave-mirbeau-et-albert-besnard-une-relation-ambivalente.pdf

  • 39
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager