13 L’harmonie proportionnelle ou la commune mesure de toutes choses1 Dans son o

13 L’harmonie proportionnelle ou la commune mesure de toutes choses1 Dans son ouvrage intitulé Des Dogmes d’Hippocrate et de Platon2, Galien explique en quoi consiste l’invention de Polyclète, connu surtout en tant que sculpteur du Doryphore dont une copie de l’original se trouve au musée de Naples. Selon les préceptes contenus dans son traité, l’artiste a créé une statue de jeune porteur de lance à laquelle il a donné le même nom qu’à son écrit, le Canon, et qui a sans doute inspiré à Chrysippe le stoïcien, sa propre conception de l’harmonie. C’est à lui, en effet, que celui-ci aurait emprunté sa défi nition : « Les rapports du doigt avec un autre doigt, de l’ensemble des doigts avec le métacarpe et le carpe, de ces derniers avec l’avant-bras, et de l’avant-bras avec le bras »3. Polyclète serait parti de la plus petite phalange de l’auriculaire, dont il aurait fait l’unité modulaire de l’ensemble du corps humain. Les spécialistes montrent que la construction de Polyclète procède de la manière sui- vante : on part de la phalange de l’auriculaire qu’on mesure. On construit le carré cor- respondant. On trace la diagonale du carré. Celle-ci devient la longueur de la phalange suivante. La longueur totale de l’auriculaire a le même rapport à la paume. Le processus de construction recommence alors de la paume à l’avant-bras, de l’avant-bras au bras, puis le bras à la longueur de la tête et ainsi de suite jusqu’à l’ensemble du corps. À chaque fois la même opération est réitérée jusqu’à ce que l’ensemble du corps s’inscrive dans un carré. Le rapport entre la première et la deuxième phalange doit être proportionnel à celui de la deuxième et de la troisième phalange et ainsi de suite jusqu’à l’ensemble du corps. Mathématiquement, l’opération est une proportion géométrique : ce que a est à b, b l’est 1 Cette introduction reprend quelques-unes des thèses exposées dans A. G. Wersinger, La Sphère et l’Intervalle, le Schème de l’Harmonie dans la Pensée des anciens Grecs d’Homère à Platon, Grenoble 2008. 2 Muller, 425, 14. 3 R. Tobin, « The Canon of Polycleitos », in American Journal of Archeology 79, 1975, pp. 307-321 ; E. Raven, « Polyclitus and Pythagoricians », in Classical Quarterly 45, 1951, pp. 147-152 ; M. Villela- Petit, « La question de l’image artistique dans le Sophiste », in P . Aubenque, M. Narcy (Edd), Études sur le Sophiste de Platon, Naples 1991, pp. 53-90, pp. 81-82. Atti Accademia Pontaniana, Napoli - Supplemento N.S., Vol. LIX (2010), pp. 13-26 Introduction aux harmonies des Anciens Grecs1 ANNE GABRIÈLE WERSINGER IIIa BOZZA DI REVISIONE 27/06/2011 Vol_completo_re_07_11.indb 13 Vol_completo_re_07_11.indb 13 25/07/11 12:30 25/07/11 12:30 ANNE GABRIÈLE WERSINGER 14 à c. Mais comme dans un carré dont le côté est l’unité, la diagonale vaut racine de deux, le rapport du côté à la diagonale est de œ2 : 1. C’est ce rapport constant, ce logos, qui donne la formule capable d’engendrer pour ainsi dire toute la statue4. À partir de Nicomaque de Gérase, le nombre d’or remplacera le rapport employé par Polyclète, avec la postérité que l’on connaît. L’essentiel n’est pourtant pas dans le nombre d’or, en dépit de l’admiration qu’il ne cesse de susciter, mais dans la signifi cation et la portée de ces nombres pour repré- senter des hommes. Tel est le Canon, autrement dit la Règle. Le Canon est fondé sur une « harmonie proportionnelle », autrement dit sur un concept d’harmonie dominé par la commensurabilité, la summetria des termes qui possè- dent tous une unité commune au Tout et à la partie. En d’autres termes, tous les rapports sont égaux. Le Canon obéit à une organisation d’ensemble telle qu’aucune des parties ne joue isolément, telle qu’aucune ne « jure » dans l’ensemble. Sans doute cette summetria ne peut-elle être réduite à la symétrie, et l’égalité qu’elle sécrète à l’identité sans différence. Mais ici il faut faire preuve d’une précision vigilante : car cette égalité par la commensura- bilité se manifeste notamment par le fait, souligné par Platon dans le Timée, que les parties différentes sont substituables (32a-c). Parce que les parties sont comparées à une mesure qui leur est commune, elles se mesurent entre elles et deviennent substituables les unes aux autres, exactement comme dans une proportion géométrique l’égalité des rapports se manifeste par l’interchangeabilité des extrêmes et des moyens. L’harmonie proportion- nelle revient donc moins à reconnaître la différence pour elle-même qu’à l’interpréter en tant que différence commensurée dans un ensemble. Telle est la summetria qui défi nit l’analogia, la proportion géométrique. La proportion vise l’harmonie au sens de la comparaison des choses et de la réduction des différences, elle porte en elle le projet d’une commensurabilité universelle. Toute la sculpture, toute l’architecture découle de la possibilité de l’existence d’une telle matrice géométrique. Mais il y a plus encore : l’harmonie proportionnelle telle qu’elle se laisse défi nir à partir de sa représentation géométrique ne se borne pas à investir la sculpture ou l’architecture : elle fait advenir l’espace dont elle libère pour ainsi dire toutes les échelles, du grand au petit, du microcosme au macrocosme qui se répondent et se correspondent. Parmi les applications de l’urbanisme classique fi gure le gigantisme. Pour illustrer les choses, considérons une autre invention parfois, sans doute à tort, mais signifi cativement attribuée à Polyclète : l’architecture du théâtre d’Épidaure qui pouvait concentrer quatorze mille personnes. Ne nous étonnons pas de ce gigantisme qui semble si actuel. Platon lui- même mentionne les dix mille personnes qui viennent écouter le rhapsode Ion (Ion, 535d5). À Athènes, le théâtre de Dionysos permettait de contenir dix-sept mille personnes qui se massaient sur soixante-huit rangées de gradins souvent très inconfortablement puisque ses gradins mesuraient trente-trois centimètres de hauteur alors que quarante-cinq eussent été nécessaires pour un minimum de confort. Mais l’architecture avait déjà pour fi n d’économi- 4 Du moins théoriquement, J.-L. Périllé, Symmetria et rationalité harmonique. Origine pythagori- cienne de la notion de symétrie, Paris 2005, p. 209. (2) Vol_completo_re_07_11.indb 14 Vol_completo_re_07_11.indb 14 25/07/11 12:30 25/07/11 12:30 INTRODUCTION AUX HARMONIES DES ANCIENS GRECS 15 ser la place pour augmenter le nombre des spectateurs. Car il faut bien avouer que dans ces nombres, artisans de la concentration de l’immensité, le regard ne discerne plus les visages. Dans ce gigantisme, la partie commensurable au tout submerge l’individu singulier noyé dans l’espèce commune. Le détail existe assurément, mais comme le rapportent les textes, il relève du cordeau5. Le détail est simplement l’endroit ultime où la mathématique investit l’espace, le détail est investi de la valeur que lui confère l’ensemble : il est la commensurabi- lité appliquée suivant l’expression de Polyclète « jusqu’à l’ongle ». Car ici le détail, symbo- lisé par l’ongle, est parfaitement conciliable avec le gigantisme, il est très exactement juste mesure dans une représentation où la démesure est désormais exclusivement ce qui n’obéit pas à la mesure commune. Le gigantisme et le miniaturisme sont donc une application émi- nente d’un concept de l’harmonie comme commodulation qui joue à tous les niveaux d’une analogie et ceci à travers les siècles, si l’on en juge à l’émerveillement de Paul Valery, qui écrit par exemple dans Eupalinos : « Où le passant ne voit qu’une élégante chapelle, j’ai mis le souvenir d’un clair jour de ma vie. Douce métamorphose. Ce temple délicat est l’image mathématique d’une fi lle de Corinthe ». Or, l’harmonie de la proportion géométrique nous munit pour ainsi dire d’une hauteur de vue qui franchit les échelles de l’espace. Ce faisant, elle nous fait voir la fi gure du carré que l’on construit sur la diagonale : elle nous installe non pas dans le problème du Ménon de Platon, mais dans sa résolution. Abaissons en effet les yeux, quittons les vertigineuses mises en abîme de l’harmonie géométrique pour revenir à ce logos qui constitue l’assise du Canon de Polyclète, reve- nons au rapport modulaire œ2 : 1. Pour un Grec ancien, ce rapport possède quelque chose d’inattendu car il n’y a pas de moyenne géométrique entre 2 et 1 ou, ce qui revient au même, la moyenne géométrique entre 2 et 1 qui correspond à la diagonale du côté d’un carré unitaire, est inexprimable en un nombre grec, un arithmos. On le constate quand, dans le Ménon, Socrate recourt à cette autre formule étrange pour dire la mesure introu- vable de cette diagonale « plus grand… plus petit » (meîzô ; elattô)6. Il se trouve que cette formule caractérise pour les Grecs de l’époque de Platon, l’infi ni (apeiron). La leçon de cette irruption de l’infi ni dans la grande harmonie de la summetria est simple quoique lourde de conséquences. Au cœur de toute statue, de tout temple, vibre l’infi ni. Et c’est en ce cœur de la géométrie que naît la musique. Les dissymétries de l’harmonie musicale Aux dires de Boèce, Archytas, pythagoricien contemporain de Platon, mais aussi mu- 5 Plutarque, Propos de Table, II, III, 2, 636c. 6 Ainsi dans le Ménon (83d4-5). Sur ce problème, A. G. Wersinger, « Pourquoi dans uploads/s3/ introduction-aux-harmonies-des-anciens.pdf

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