Isabelle Bruno Emmanuel Didier Julien Prévieux Statactivisme Comment lutter ave

Isabelle Bruno Emmanuel Didier Julien Prévieux Statactivisme Comment lutter avec des nombres Zones Sommaire Introduction pour un statactivisme ! Première partie - Critique radicale ou réformiste, exemples pris au passé Quelle statistique pour quelle critique ? La statistique, outil de libération ou outil de pouvoir Deuxième partie - Opérations. ruser avec la règle Le jeu de la police avec les taux de criminalité Esthétique des statistiques. A propos de quelques ateliers artistiques statactivistes Du nombreen public Troisième partie - Sujets. défendre de nouvelles catégories Les « intellos précaires » et la classe créative : le recours à la quantification dans deux projets concurrents de regroupement social Réussir en art grâce aux méthodes du consulting Qui a peur des statistiques ethniques ? Quatrième partie - Finalités. opposer des indicateurs alternatifs à l’institution Peut-on quantifier la souffrance au travail ? Quantifier contre les chiffres ? une estimation du coût des expulsions de sans-papiers Nombre de visiteurs Le bip 40 : alerte sur la pauvreté ! Comment intervenir sur le programme de la statistique publique ? l’exemple des inégalités sociales Fair, le forum pour d’autres indicateurs de richesse Introduction pour un statactivisme ! Isabelle Bruno, Emmanuel Didier, Julien Prévieux, Cyprien Tasset Il semble qu’il n’y ait guère aujourd’hui de meilleur exemple d’autorité capable de désarmer toute critique qu’un nombre, ou un réseau de nombresnote. La quantification joue souvent un rôle de premier plan pour produire l’« autorité des faits ». Nous pensons qu’un des moyens, pour une pensée critique, de faire face à l’autorité des faits se trouve dans la distinction, proposée par Luc Boltanski dans De la critique, entre d’une part la « réalité », qui « tend à se confondre avec ce qui paraît se tenir en quelque sorte par sa seule force, c’est-à-dire avec l’ordre », et d’autre part le « monde », entendu comme « tout ce qui arrive », l’ensemble « des événements ou des expériences, dont la possibilité n’avait pas été insérée dans le dessin de la réaliténote ». La première s’organise à partir de « formats, déterminés sous la contrainte d’un pouvoir institutionnel », qui tendent à « arraisonner le monde dans sa totaliténote ». Le second, « plongé dans le flux de la vie », consiste en expériences qu’il est difficile de « faire accéder au registre de la parolenote ». Cette opposition nous paraît précieuse pour comprendre les effets de domination attachés aux statistiques mais aussi la force critique qui peut naître de leur retournement. Malgré les imprécisions que le terme engendre, on peut convenir d’appeler néolibéral l’état actuel de la réalité. Celle-ci est en grande partie conformée et consolidée par les statistiques, ce qui ne doit pas, en soi, nous étonner. Comme l’étymologie du mot le rappelle, la statistique a eu partie liée depuis son origine avec le pouvoir, en particulier le pouvoir d’État, mais l’une comme l’autre ne sont pas restés immuables. L’instrumentation concrète de l’État néolibéral est singulière. Son noyau dur consiste en une évaluation quantitative et comparative permanente de l’activité des agents, ainsi mis en compétition par une technologie que l’on peut appeler le benchmarking note. L’évaluation est tellement systématique aujourd’hui qu’elle tend à se confondre avec l’action elle-même. Or, « une fois les procédures de quantification codifiées et routinisées, leurs produits sont réifiés. Ils tendent à devenir “la réalité”, par un effet de cliquet irréversiblenote ». Nous sommes alors tenus d’atteindre des objectifs chiffrés et d’intensifier indéfiniment nos performances dans le domaine défini par l’indicateur. La pratique est rabattue sur une ligne pauvre de reproduction optimale du même, au détriment des variations, expérimentations, accidents et imprévus. L’insertion des acteurs dans des réseaux de quantification de plus en plus serrés apparaît donc comme un des instruments majeurs du rétrécissement des possibilités pratiques qui leur sont offertes. Avec le développement du benchmarking, les statistiques sont devenues l’objet de multiples critiques, et, finalement, d’un rejet de principe. Les premiers perdants de ces nouvelles méthodes d’évaluation néolibérales, parmi lesquels on peut compter ceux qui se sont regroupés dans l’Appel des appelsnote, ont immédiatement ressenti les effets néfastes de ces techniques et les ont dénoncées au nom de l’impénétrabilité à la quantification de ce que le sociologue Florent Champy appelle leurs « pratiques prudentielles », c’est-à- dire leur attention au cas particulier, aux situations complexes et spécifiquesnote. Cependant, d’autres auteurs ont généralisé cette dénonciation à toute quantification, quelle qu’elle soit, en s’appuyant notamment sur des arguments provenant de différents courants de psychanalyse lacanienne ou du paradigme du don. De telle sorte que des statistiques qui n’ont qu’un très lointain rapport avec le benchmarking et qui, jusqu’alors, jouissaient d’une image plutôt progressiste se sont retrouvées prises sous le feu de la critique. Alain Desrosières raconte ainsi une anecdote qui lui a été rapportée au printemps 2009 par une jeune statisticienne militante du « Comité de défense de la statistique publique » tout juste constitué. Participant à une manifestation des syndicats contre la politique gouvernementale, elle sollicite, par une pétition, le soutien des manifestants. Elle a la surprise de s’entendre dire : « Vos statistiques ne servent qu’à nous contrôler, à nous fliquer, à aggraver nos conditions de travail ! » Pourtant, si aujourd’hui on reproche volontiers aux statistiques leur connivence avec le pouvoir et la sanction, l’histoire de leurs liens avec la réforme sociale et l’émancipation est tout aussi longue et riche. Les statistiques ont aussi, par le passé, montré qu’une autre réalité était possible ou ont rendu d’autres possibilités réelles. C’est pourquoi nous ne réagissons pas comme ceux qui les rejettent en bloc et crient « Non à la quantophrénie ! Non aux chiffres ! Oui aux qualités ! » car, ce faisant, ils laissent le monopole de ces instruments aux puissants. Or il n’y a pas de raison pour que la quantification se trouve toujours du côté de l’État et du capital. Le statactivisme, qui est un néologisme de notre invention, doit être compris à la fois comme un slogan à brandir dans des luttes et comme un concept descriptif, utilisé pour qualifier les expériences visant à se réapproprier le pouvoir émancipateur des statistiques. Dans cet esprit, une conférence réunissant militants, chercheurs et artistes a été organisée à Paris le 15 mai 2012, qui a permis, d’une part, de cartographier un ensemble de travaux correspondant à cette ambition et, d’autre part, d’expliciter les tensions et les questions dans lesquelles nous plongeait cet usage de la quantificationnote. Le statactivisme a un sens élargi et un sens restreint. D’abord, il désigne toutes les pratiques statistiques qui sont utilisées pour critiquer et s’émanciper d’une autorité, quelle que soit cette dernière. Ces pratiques statistiques existent depuis longtemps, comme le rappellent en particulier Luc Boltanski, Alain Desrosières, Louis-Georges Tin et Theodore M. Porter dans cet ouvrage. Mais, dans un second sens, plus restreint, certaines de ces pratiques sont plus spécifiquement adaptées au type de pouvoir exercé dans le cadre de la gouvernementalité néolibérale ; elles visent à s’émanciper des méthodes de gouvernement qui lui sont propres. Alain Desrosières a montré que l’on pouvait distinguer historiquement plusieurs modalités, très différentes, dans l’usage des statistiques par l’État. Par exemple, l’État keynésien recourt à la comptabilité nationale car elle lui permet de contrôler les flux utiles à la politique de relance de la consommation, tandis que l’État néolibéral mobilise plutôt des indicateurs de performance et des cibles chiffrées pour évaluer l’efficacité de ses services. Il y a adéquation entre forme d’action publique et outil statistique. Mais cette adéquation vaut aussi pour les outils de la critique, y compris quand ils sont quantitatifs. À chaque forme d’autorité sa forme d’opposition. Dans ce cadre, le statactivisme prend un sens particulier quand il désigne les méthodes spécifiquement articulées au gouvernement néolibéral. Pour faire face à cette gouvernementalité qui s’infiltre dans de très nombreux mondes habituellement cloisonnés, le statactivisme permet de dépasser les frontières instituées. Cet ouvrage rassemble des contributions de chercheurs spécialisés dans l’étude des statistiques, de militants habitués à utiliser les chiffres pour faire avancer leurs causes et d’artistes plasticiens dont l’inspiration se trouve dans la quantification et les techniques contemporaines du management par les nombres. Nous montrons que critique universitaire, critique sociale et critique artistique peuvent converger. Si le statactivisme consiste à mettre les statistiques au service de l’émancipation, on peut distinguer quatre grandes manières de faire. La première indique des pistes pour l’étude du statactivisme au sens large. Il s’agit, par un retour historique, d’interroger le degré de radicalité de la critique statistique. Nous analysons ensuite des pratiques plus contemporaines du statactivisme. La deuxième partie montre comment on ruse, individuellement et souvent secrètement, avec les règles de rendu des comptes de façon à s’approprier les résultats de l’exercice. La troisième mobilise les statistiques pour consolider des catégories collectives sur lesquelles s’appuyer pour revendiquer des droits et défendre des intérêts. Enfin, la quatrième produit des indicateurs alternatifs pour redéfinir le sens de nos actions. Ces quatre démarches sont illustrées, avec humour ou sérieux, en texte ou en image, par les contributeurs à cet ouvrage. 1. Critique radicale ou réformiste, exemples pris au uploads/s3/ isabelle-bruno-statactivisme.pdf

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