Communications La musique et la machine Umberto Eco Citer ce document / Cite th

Communications La musique et la machine Umberto Eco Citer ce document / Cite this document : Eco Umberto. La musique et la machine. In: Communications, 6, 1965. Chansons et disques. pp. 10-19; doi : https://doi.org/10.3406/comm.1965.1065 https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1965_num_6_1_1065 Fichier pdf généré le 10/05/2018 Umberto Eco La musique et la machine i Le métier le plus facile est toujours celui du « moraliste de la culture ». J'appelle moraliste de la culture cet homme qui, doué d'une intelligence certaine, repère l'apparition des phénomènes éthiques, sociologiques et esthétiques ; mais qui, ceci fait, ne prend pas le risque d'une analyse de ces phénomènes, de leurs causes et de leurs effets à long terme, des particularités de leur « fonctionnement » ; il préfère consacrer l'acuité de son intelligence à les examiner à la lumière d'un soi-disant « humanisme » et à les reléguer parmi les éléments négatifs d'une société en proie à la massification et à la science-fiction. Il n'est pas rare de trouver de nos jours des moralistes de la culture se plaindre de la vente et de la consommation de la « musique faite à la machine », ou, pire encore, « de la musique en conserve » : le disque, la radio, les appareils enregistreurs, les nouveaux systèmes de production technique du son, comme les Ondes Martenot, les générateurs électroniques de fréquences, les filtres, etc.. On peut répondre à cela que depuis l'origine des temps, toute la musique — sauf la musique vocale — a été produite au moyen de machines. Que sont une flûte, une trompette, ou, mieux encore, un violon, sinon des instruments complexes que seul un « technicien » peut manier ? Il est vrai qu'il se crée entre l'exécutant et l'instrument un rapport presque organique, au point que le violoniste « pense » et « sent » à travers son violon, que le violon devient partie de son corps, chair de sa chair. Mais il n'a jamais été prouvé que ce rapport organique n'existe que lorsqu'il s'agit d'un instrument dont le caractère manuel est tel que l'identification au corps de l'exécutant s'opère facilement. Le piano est en fait une machine très compliquée : entre le clavier qui est en contact physique avec l'exécutant et la véritable source du son, il existe un système très compliqué 1. Les deux textes d'Umberto Eco dont on va lire ici la traduction ont paru en italien dans Apocalittici e integrati, Bompiani, Milan, 1964. 10 La musique et la machine de leviers, au point que l'exécutant n'est pas en mesure d'accorder son piano lui-même, mais doit faire appel à un spécialiste — l'accordeur — qui seul est capable de le régler. On peut donc conclure que ce n'est pas dans le degré de complexité de l'appareil que réside la possibilité « d'humaniser » un instrument. On peut imaginer un musicien composant une suite de sons, qu'il produit et monte grâce à des appareils électroniques, et qui se comporte cependant devant ses panneaux exactement comme le pianiste devant son clavier grâce à une connaissance approfondie des possibilités de son propre instrument. En d'autres termes, dans la mesure où un artiste (qu'il soit compositeur ou exécutant) connaît la matière sur laquelle il travaille et les instruments avec lesquels il travaille, le résultat de son opération pourra toujours être renouvelé par son imagination, même s'il a employé des moyens technico- scientifiques plus ou moins complexes. Ainsi de l'architecte à propos duquel personne ne crie au scandale : l'architecte en effet ne modèle pas amoureusement de ses propres mains la maison qu'il construit, comme fait le sculpteur de son bloc d'argile, mais il dirige la construction au moyen de « plans » et de « projets » qui, à première vue, semblent d'arides schémas techniques bien éloignés de toute idée artistique. C'est le cas également du metteur en scène de cinéma. Pour réaliser concrètement le film qu'il avait conçu, il doit passer par toute une série d'opérations mécaniques et tout un système d'organisation. On peut donc conclure (et cela vaut également pour la musique « faite à la machine »), que toute forme d'art s'exerce sur une « matière physique » en employant une certaine « technique » ; que la complexité de cette technique n'a pas d'incidence sur les facteurs a humains » qui président à l'exercice de l'art, mais qu'elle les oblige simplement à se manifester de façon différente. Enfin, de même que la résistance de la pierre suggère au sculpteur la forme à inventer, ainsi les résistances que présentent les moyens techniques, loin de tuer l'imagination de l'artiste, bien au contraire la provoquent et la stimulent dans de nouvelles directions 1. Ce ne sont pas tellement des problèmes d'ordre philosophique ou esthétique que pose l'avènement d'une musique « faite à la machine » mais plutôt des problèmes d'ordre sociologique, psychologique et critique. Ceux-ci varient selon qu'il s'agit de la musique reproduite ou de la musique produite au moyen de machines. La musique reproduite. L'avènement de la musique reproduite a changé les conditions de la consommation et de production musicale, de même que l'imprimerie avait changé les conditions de lecture et de production littéraire. Un change- 1. Nous retombons ici dans la problématique de « la matière dans l'art ». Voir à ce propos l'étude fondamentale de Luigi Pareyson. 11 Umberto Eco ment quantitatif a produit dans les deux cas un changement qualitatif. La possibilité de mettre la musique « en conserve » existait déjà au xvine siècle avec les orgues à rouleaux et les pianos mécaniques. Mais ces phénomènes restent limités à certains milieux. Ce sont de simples objets de curiosité et de divertissement. Le problème sociologique naît avec l'invention du disque et du gramophone, la production industrielle de ces instruments, et lorsque la possibilité économique d'acquérir le produit se répand, autrement dit lorsque la consommation de musique reproduite devient une affaire de masse. Au début le disque offre une musique qualitativement inférieure à celle que l'on pouvait écouter « en public », mais, petit à petit, le produit s'améliore techniquement et avec l'apparition du disque longue durée et des appareils haute fidélité le disque offre des conditions d'écoute idéales. Si l'on examine la situation telle qu'elle se présente au niveau aujourd'hui atteint, nous constatons une série de conséquences que l'on peut difficilement réduire à deux catégories simplement positive ou négative. Ces conséquences concernent non seulement le disque mais aussi la diffusion radiophonique de la musique reproduite. 1) La diffusion du disque entraîne un découragement progressif du dilettantisme musical. Les petits groupes d'amateurs qui se réunissaient pour exécuter des trios ou des quatuors disparaissent. (Certains ont survécu dans les pays nordiques. Mais même en Angleterre, ils sont obligés d'organiser spécialement des festivals, comme par exemple celui de Dar- tington, pour se rencontrer). L'exécutant amateur, la jeune fille de bonne famille jouant du piano à la maison, disparaissent. L'éducation musicale forcée, qui a produit des générations de jeunes violonistes inhibés, disparaît et avec elle le personnage typique.de l'insupportable pianoteuse (magistralement dépeinte par Mac Manus dans son personnage de Maggie- Bébelle). On « écoute » la musique reproduite, on n'apprend plus à la « produire ». Cependant on comprend la musique à fond en la produisant, non en l'écoutant simplement. Dans l'ensemble la disparition de l'amateur de musique est une perte culturelle, elle tarit une source potentielle de forces musicales. Le cas du jeune homme qui fait partie du petit orchestre de jazz d'étudiants représente une forme de récupération souvent très valable mais de dimension limitée. Alors que le niveau général d'alphabétisation et de culture augmente, le nombre de personnes capables de lire une partition musicale diminue. Seule une éducation scolaire qui tiendrait compte de la nouvelle situation créée par la diffusion du disque pourrait remédier à cet appauvrissement. 2) Mais il existe une contrepartie positive. La diffusion du disque décourage les exécutions publiques de niveau médiocre. Elle enlève toute raison d'être aux petits ensembles symphoniques et aux troupes d'opéra destinés généralement aux tournées de province. Ils avaient sans doute un rôle précieux « d'information », mais offraient des représentations d'un niveau 12 La musique et la machine plutôt médiocre. C'est au disque qu'appartient maintenant ce rôle d'information, ce qu'il fait de manière beaucoup plus intensive et beaucoup plus large, offrant en outre des interprétations de qualité. Le domaine de la consommation se limite actuellement aux exécutions publiques, à la reproduction et à la vente de ces mêmes exécutions. 3) Cependant la diffusion du disque se limite à un répertoire commercialement universel, il encourage une certaine paresse intellectuelle et une certaine méfiance envers la musique inhabituelle. Alors que le concert public peut glisser dans son programme traditionnel certaines œuvres « difficiles » qui sont ainsi imposées au public, le disque, lui, doit vendre et vend « uniquement ce qui plaît déjà ». Une bonne politique culturelle radio- phonique peut remédier à cette situation : le programme radiophonique a le même caractère d'unité que le concert public. 4) De plus, étant donnée sa grande diffusion, le disque (même s'il profite d'un certain snobisme) a amené d'énormes uploads/s3/ umberto-eco-la-musique-et-la-machine 1 .pdf

  • 14
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager