1 Bidhan Jacobs USAGES RADICAUX DU FLOU DANS LE CINEMA RECENT « Toute avant-gar

1 Bidhan Jacobs USAGES RADICAUX DU FLOU DANS LE CINEMA RECENT « Toute avant-garde se qualifie d’abord par son caractère de nouveauté technique »1 Jean Epstein Le flou est un phénomène qui prend une ampleur considérable dans le cinéma en ce début du XXIe siècle. Son caractère protéiforme, sa fertilité, son effusion, sa complexité doivent être envisagés comme des révolutions esthétiques majeures et des propositions théoriques vertigineuses. Ce faisant, le flou pose problème. Comment faut-il repenser le champ du cinéma pour rendre compte d’un objet si énigmatique ? À quelles formes plastiques radicales aboutit-il ? Quelles sont les voies choisies par les praticiens pour le faire émerger ? Quels nouveaux territoires le flou découvre et conquiert-il pour l’art cinématographique ? I. L’ANALYSE DU FLOU OU LE DECLOISONNEMENT NECESSAIRE DU CINEMA Le concept de flou est à la fois clair et confus, selon la différence que fait Leibniz entre la clarté et la distinction. C’est une notion claire, mais indistincte, confuse qui échappe à la raison. Le concept de « flou » peut être qualifié de flou. Nous savons depuis Ludwig Wittgenstein que le sens flou d’un mot n’est pas un défaut mais une infinie richesse. Le flou porte atteinte à la rationalité, non que sa conceptualisation doive en sortir incomplète là où il se dérobe, mais dans le sens où il pousserait l’esprit à faire l’expérience de ses propres limites et de son propre flou sans pour autant entraver son analyse. Cela suppose de ne pas tirer de conclusion anticipée de ce que devrait être le flou, ne pas figer et rendre précis le contour incertain de la notion. Il faut donc parvenir à élaborer une véritable pensée de l’indistinction, dont le travail serait la construction d’une théorie dont le principe non seulement ne contredirait pas le mode d’être de son objet, mais encore serait la plus capable d’en rendre compte. C’est ainsi que l’analyse du flou nous amène aussi à refuser toute définition du cinéma hormis qu’il s’agit d’un art en perpétuelle réinvention. Par ailleurs, l’extrême effervescence et dissémination des expérimentations du flou de nos jours nous obligent à adopter une démarche transversale et à concevoir le champ du cinéma de manière non normative et décloisonnée. L’approche comparatiste que nous choisissons, d’une part, parachève l’abandon d’une hiérarchisation entre des cinématographies dont l’intégration à l’industrie culturelle varie de la plus forte à la plus nulle et, d’autre part, étudie les enjeux de la subversion pour chacune d’elles. Elle ruine toutes les partitions qui ont été faites et prend le champ du cinéma comme s’il était vierge. Elle tente de retrouver la conception visionnaire du cinéma que se faisait Germaine Dulac : « Ne pourrait-on supprimer ces deux termes : "Cinéma d’exception" (dit improprement "cinéma d’avant-garde") et "Cinéma commercial" pour ne laisser subsister que celui plus bref de Cinéma ? Pour cela, 1 Jean Epstein, « Avant-garde et arrière-garde », in Ecrits sur le cinéma, tome 2 (1946- 1953), Cinéma Club/Seghers, Paris, p.70 2 il faudrait convaincre le public que le cinéma, dans son expression visuelle, n’a pas de limites. »2. Le cinéma est ainsi un concept indéfiniment déclinable. Le flou se pare d’ors et déjà d’une dimension critique puisque réfléchir sur ce phénomène revient à opérer un bouleversement et une reconfiguration des approches du cinéma. C’est pourquoi le corpus d’œuvres que nous allons étudier est prélevé dans des champs antipodiques entre lesquels nous proposons d’élever des passerelles : le cinéma expérimental (Peter Tscherkassky), le cinéma d’auteur (Philippe Grandrieux) mais aussi le cinéma industriel dans une occurrence de blockbuster art et essai (Ang Lee), l’art vidéo (Sabine Massenet, Pierre Villemin) et l’installation vidéo (Robert Cahen, Augustin Gimel). II. UN EVENTAIL DES FORMES PLASTIQUES RADICALES DU FLOU Les extraits des œuvres sélectionnées sont à voir comme un éventail non exhaustif de formes plastiques radicales très diverses représentatives du flou. L’analyse de cet éventail pourrait tenir en cinq propositions : i) Le flou naît d’une recherche très poussée mettant en œuvre l’exploitation systématique de connaissances et de ressources techniques. ii) Le flou induit que l’écran n’est plus le support d’une image animée, mais une surface qu’il faut mettre en mouvement. iii) Le flou est illimitation : il détruit le plan et dynamite la représentation. iv) Le flou est un ferment duquel jaillissent des réinventions plastiques infinies. Il s’agit ici de réinventions plastiques du corps humain, ses reconfigurations, ses métamorphoses, voire ses mutations. v) Le flou se départage en deux versants opposés selon que les artistes choisissent de travailler la très faible ou la très haute densité des formes plastiques radicales. 1. Le flou de la faible densité : Robert Cahen et Sabine Massenet envisagent le flou selon sa très faible densité qui prend les formes de l’opacité pour le premier et de la dilution pour la seconde. - l’opacité 2 Germaine Dulac, « Dans son cadre visuel le cinéma n’a point de limites », Paris Nouvelles, 9 mai 1931, in Ecrits sur le cinéma (1919-1937), Paris Expérimental, 1994, p. 146 3 Robert Cahen, Traverses (2002) Pionnier dans l’utilisation des instruments électroniques en général et de la vidéo en particulier, Robert Cahen réalise cette installation vidéo en 2002 avec le concours du Fresnoy et du CICV Pierre Schaeffer. Traverses fait partie de la collection du Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg depuis 2003. Cette installation se présente sous la forme d’une image verticale encadrée, tel un tableau, de 4m sur 3m où le blanc opaque laisse émerger lentement et partiellement des traces de figures humaines isolées pour finir par les engloutir. La technique employée a été de filmer en studio sur fond bleu, avec beaucoup de lumière et une surexposition maximale, tout d’abord des personnes marchant face à la caméra, puis, séparément, des fumées blanches. L’incrustation des deux en post-production a permis d’obtenir ces nébuleuses à peine discernables dont la puissance auratique évoque une Sainte face (1658) du peintre Zurbarán. Mais R. Cahen, à l’inverse du peintre espagnol, ne travaille pas la transcendance (une trace matérielle renvoyant au divin) mais ramène au contraire une image sur terre. 4 Robert Cahen, Traverses (2002) - La dilution Ancienne plasticienne, Sabine Massenet a 47 ans, vit à Paris et fait de la vidéo depuis 9 ans. Son œuvre, qui travaille la notion de fragment, est riche d’une vingtaine de titres dont la plupart sont distribués par Heure Exquise ! S. Massenet a réalisé Transports amoureux (2003-2005) avec une mini-DV après avoir collecté pendant deux ans les petites annonces de la rubrique « Transport amoureux » du journal Libération, passées par des gens qui ont manqué une occasion de faire la connaissance d’un inconnu rencontré à bord d’un transport en commun et qu’ils cherchent à retrouver. Le flou a été obtenu en cadrant depuis l’intérieur d’une boutique à travers le verre sablé de la vitrine, le point rigoureusement fait sur le verre. L’image est donc nette. Le flou vient d’une part de la profondeur de champ (au-delà du plan de mise au point, c’est de plus en plus flou) ; il est d’autre part remodelé et amplifié par les propriétés du verre agissant comme un filtre qui diffuse, diffracte et réfracte la lumière de manière forte et très complexe. Le savant montage des images arrêtées et mise en mouvement, des très longs fondus d’entrée et de sortie, transforment les corps humains isolés en désirs vagues, en fantômes colorés, en taches de couleurs qui se meuvent, apparaissent comme de l’encre dans un buvard et dissolvent en se fondant dans la toile d’une luminosité pâle. Le flou devient une matière en lui-même, liant monde et êtres au sein d’une réalité rendue picturale 5 et dénuée du moindre sens ; il incarne et exacerbe une misère affective propre à notre société actuelle. Sabine Massenet, Transports amoureux (2003-2005) 2. Le flou de la très haute densité : À l’autre versant de ces formes plastiques de la très faible densité se trouvent celles de la très haute densité qui tentent de rendre compte d’un réel trop effusif ; le cadre chez ces artistes ne suffit plus : il faut le remplir à outrance. - la saturation : Ces formes du flou chez Pierre Villemin et Philippe Grandrieux résultent de la saturation de la matière et semblent vouloir déborder du cadre. 6 Pierre Villemin, 43 ans, vit à Metz, jouit d’une carrière de vingt ans de réalisateur de films et de vidéos ; il est, par ailleurs, professeur de vidéo à l’Ecole des Beaux-Arts de Metz depuis 1996. Mémoire carbone (2005) est un documentaire commandé par le Musée du Carreau de Wendel pour commémorer la fermeture du dernier puits en Moselle en avril 2004 signant la fin de l’exploitation charbonnière du Bassin Houiller Lorrain. Il est réalisé à partir d’images d’archive numérisées. P. Villemin n’a pas changé sa façon de travailler sur cette commande. Lorsqu’il a livré le montage du film début 2005 à ses commanditaires, il pensait qu’il serait refusé tant son essai expérimental était aux antipodes de ce qu’on attendrait d’un documentaire commémoratif. La matière saturée s’effrite et devient poreuse comme uploads/s3/ jacobs-bidhan-flammes-nues.pdf

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