ÉMILE GALLÉ ET OCTAVE MIRBEAU Accords imparfaits, désaccords parfaits Peu de té
ÉMILE GALLÉ ET OCTAVE MIRBEAU Accords imparfaits, désaccords parfaits Peu de témoignages et de documents connus à ce jour permettent de comprendre la nature des relations entre le célèbre artisan industriel verrier Émile Gallé et le romancier, critique d’art Octave Mirbeau1. Ils se sont croisés, ils se sont rencontrés, mais de façon bien fugitive. Il semble qu’ils se sont surtout évités. Rien ne laisse penser qu’une amorce d’entente entre ces deux personnalités ait pu exister par le truchement de leur goût prononcé pour l’horticulture2. À ce propos nous allons découvrir comment sourd, sous une cascade d’allusions humoristiques rédigées par Émile Gallé en écho aux déclamations carnavalesques d’Hortus en son jardin de Granville, une philippique à l’adresse du « génie survenu des jardins ». Elle masque en réalité des accords et désaccords plus profonds entre les deux artistes. L’analyse en miroir des relations entre Gallé, Montesquiou et Mirbeau, puis la mise en parallèle de leurs combats artistiques, sociaux, politiques respectifs, au cours desquels ils se sont nécessairement côtoyés, permettent de mieux comprendre leurs convergences imparfaites et de lever une partie du voile sur leurs désaccords parfaits et silencieux. 1. Émile Gallé (1846-1904) : l’artiste engagé aux multiples talents Pour résumer, par une formule symbolique, la multiplicité des talents du Maître des arts décoratifs arrivé au sommet de sa gloire, son ami le critique d’art Roger Marx a inventé un latinisme qui tient de la métaphore. Elle restera indissociable à la vie et l’œuvre de l’artiste. Et L’homo triplex, ce n’est pas seulement l’artiste, l’artisan et l’industriel nancéien qui exerce par agrégation trois métiers : verrier, céramiste et ébéniste. La formule donne d’abord une unité à la diversité des techniques acquises par Émile Gallé. La formule témoigne de la genèse du processus de création artistique propre à Émile Gallé. Elle va donc nous aider à résumer en quelques lignes la complexité de cet artiste pour les besoins de cette étude. Le petit Émile à l’école des deux Jean-Jacques Émile Gallé est né en 1846 3 à Nancy. Son père, Charles, décorateur sur porcelaine devient vite chef d’atelier décor. Entreprenant, il va devenir représentant de la manufacture de Chantilly qui l’emploie. À l’occasion de ses tournées, Charles s’éprend d’une des filles d’une commerçante nancéienne à laquelle il rend régulièrement visite. Le mariage scelle les sentiments, puis Charles prend la responsabilité de l’enseigne de verrerie porcelaine de sa belle-mère. Le commerce acquiert rapidement une notoriété régionale puis nationale 1 L’absence d’une entrée Émile Gallé dans le Dictionnaire Octave Mirbeau sera réparée prochainement dans sa version numérique. 2 François Tacon, spécialiste du maître verrier n’a pas évoqué le nom de Mirbeau dans ses études y compris à propos les relations parisiennes de Gallé. Seule, à notre connaissance, Florence Daniel-Wieser, historienne, évoque succinctement cette relation, dans son article, Émile Gallé et la littérature, Annales de l’est, 2005, numéro spécial, pp.95-98. Elle parle d’une « profonde amitié ». 3 Pour avoir une bonne vue d’ensemble de la vie et de l’œuvre d’Émile Gallé consulter : François Le Tacon, Émile Gallé, l’artiste aux multiples visages. Editions Place Stanislas, 2011, Nancy, 149 pages. 1 /22 renforcée par à la création d’un atelier employant 4 décorateurs sur verre. Trop à l’étroit pour accueillir 20 ouvriers, il est installé à la Garenne, à la périphérie de Nancy, dans un parc d’un hectare. À deux pas de l’atelier, une grande maison est construite pour accueillir la famille de Charles et sa belle-famille. C’est dans ce milieu qu’Émile naît et développe son goût pour la nature et les fleurs. Dans sa prime jeunesse il est éduqué par ses parents et précepteurs selon les exigences d’une culture protestante tempérée par l’éveil d’Émile aux principes rousseauistes. Le goût inextinguible pour les plantes et le motif floral tout au long de sa vie a pour origine l’admiration pour Les fleurs animées du Nancéien Jean-Jacques Granville, associée à l’apprentissage de la lecture d’ Un autre monde. Après des études sanctionnées par un baccalauréat de lettres qui confortent ses dispositions pour les langues, la littérature, la musique, le dessin botanique, Émile va finir par accepter de succéder progressivement à la tête de l’entreprise familiale à partir de 1877. A l’activité verrerie et de céramique, Émile Gallé va adjoindre un atelier de faïence, un atelier de cristallerie et d’ébénisterie. L’expression Homo triplex4 témoigne aussi du sens donné aux créations du Lorrain : l’alchimie des trois matériaux maîtrisés – verre, terre, bois –, transcendée dans l’œuvre, ne suffit pas à exprimer la singularité de celle-ci. L’origine de nombreuses œuvres uniques sont souvent explicitées par une épigraphie. L’intention profonde de l’auteur, marquée par des citations littéraires, scientifiques ou bibliques, tend à démarquer toute son œuvre dans l’univers des arts décoratifs. Gallé ne peut se contenter du succès commercial de ses œuvres, présentées notamment lors des Expositions universelles de Paris. Sa maîtrise industrielle et artistique, sa volonté de rendre accessible l’art au plus grand nombre, au point de se présenter comme « un vulgarisateur de l’art », ne peuvent satisfaire l’artiste : il entend aussi, avec beaucoup de courage, soutenir haut et fort ses engagements sociaux, politiques et spirituels. Parallèlement à ses activités professionnelles et artistiques très prenantes, y compris en ce qui concerne sa contribution importante à l’essor de l’École de Nancy5, Émile Gallé mène de front non seulement ses engagements dans la vie sociale, mais aussi des travaux scientifiques de naturaliste et de botaniste. La nature et la floriculture sont une source d’inspiration constante de son œuvre. « Si Émile Gallé a renouvelé l’art décoratif, c’est pour avoir étudié la plante, l’arbre et la fleur à la fois en artiste et en savant6. » La nature constitue un lien fort entre tous les engagements, y compris religieux, de Gallé. Il est non seulement un grand lecteur féru de littérature, avec un goût prononcé pour Victor Hugo, les Goncourt et les symbolistes7, mais il a aussi de réelles dispositions d’écrivain ; ses écrits révèlent un style littéraire parfois précieux, de l’humour et un sens de la polémique bien aiguisé. Avant de résumer ses engagements en vis-à-vis de ceux de Mirbeau, nous vous invitons à suivre les quelques points de croisement des cheminements de nos deux protagonistes. 4 Marie-Laure Gabriel-Loizeau, « De l’édification d’une figure : Émile Gallé l’homo triplex », in Image de l'artiste, sous la direction d'Éric Darragon et Bertrand Tillier, Territoires contemporains, nouvelle série - 4 - mis en ligne le 3 avril 2012. http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/image_artiste/ML_Gabriel-Loizeau.html. 5 En Lorraine, l'Art nouveau est représenté par l'École de Nancy fondée en 1900, ou Alliance provinciale des industries d'art, grâce notamment à l’initiative de Gallé, Prouvé et Majorelle. Il s’agit d’une chambre syndicale de promotion des intérêts industriels, artisanaux, artistiques régionaux. Le mouvement a aussi une vocation éducative et culturelle (école, musée, expositions) et sociale : il vise à mettre à la portée de toutes les couches de la société toutes les formes d’expression des arts décoratifs. Enfin, sur le plan technique, il s’inscrit dans une recherche constante de d'utilisation poussée de la verrerie, de la ferronnerie, de l’ébénisterie, de l’architecture. 6 Émile Gallé, Écrits pour l’art, Floriculture et art décoratif, Notices d’exposition (1884-1889), préface d’Henriette Gallé. Réimpression de l’édition de Paris, 1908, Marseille, Laffitte reprints, 1998, 382 p., avec une préface de F. T. Charpentier et des illustrations. Il existe une deuxième réédition enrichie, cf. ci-dessous note 20. 7 Florence Daniel-Wieser, ibid. p. 95. 2 /22 Quand le “grand vilain” Hortus fait hurler les horticulteurs nancéiens Un commentaire paru en bas de page d’une lettre écrite par Mirbeau à Victor-Émile Michelet vers mi-octobre 1894 (Correspondance générale d’Octave Mirbeau, t. II, p. 616, lettre 1290) fait référence à une carte de visite envoyée par Gallé à Mirbeau, où il se présente comme le « secrétaire des plates-bandes où la Lorraine couve les bégonias ». Que pouvait accompagner cette sibylline carte ? Pourquoi cette allusion aux bégonias ? Peut-être pour amuser son ami Monet 8 ! Alors il fait dire à Hortus, sis à Granville, apocryphe grand vilain, dernier avatar des fleurs animées de J.-J. Granville9, natif de Nancy, que les bégonias sont des fleurs bêtes… et poussent jusqu’à lui faire confesser que leur sottise est communiquée par celle des horticulteurs… de quoi faire hurler, non pas le Tout Landernau, mais plutôt les horticulteurs nancéiens devenus maîtres incontestés de l’hybridation des bégonias. On sait que l’écrivain chroniqueur Edmond de Goncourt, nancéien d’origine, est tout à la fois, amateur de jardins, féru de japonisme et friand à l’excès de « conversations potinières »… tant utiles à l’histoire de la littérature et des arts. Autant de passions, outre la littérature, qu’il partage avec Mirbeau. Or donc, le mercredi 26 juin 1895, Edmond reçoit la visite d’Octave et d’Alice, qui viennent l’inviter à dîner. Comme dans un vaudeville, au cours de cette journée à Auteuil, entre un troisième personnage. Qui est-il ? « Entre Gallé, le verrier de Nancy, et aussitôt une conversation enthousiaste entre les deux hommes sur l’horticulture, où l’exaltation de Gallé, avec la mimique de son corps desséché et la fièvre de ses yeux, uploads/s3/ jacques-chaplain-emile-galle-et-octave-mirbeau-accords-imparfaits-desaccords-parfaits 1 .pdf
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- Publié le Mar 05, 2022
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