Libre-échange, par Pierre Bourdieu et Hans Haacke La prise de conscience des mé

Libre-échange, par Pierre Bourdieu et Hans Haacke La prise de conscience des mécanismes sociaux qui nous gouvernent à notre insu peut avoir un effet libérateur. Contre la conception naïvement et intemporellement « humaniste » qui voudrait que chaque être humain ait une « âme » qui soit sensible à l'art en deçà de tout apprentissage culturel, et que chaque citoyen ait une intelligence innée de la société dans laquelle il vit, les propos tenus par Pierre Bourdieu et Hans Haacke prennent en compte les spécificités respectives, et historiquement conquises, du champ artistique et du champ scientifique. PB : Les musées ont besoin de l'honorabilité et de la respectabilité culturelles pour agir auprès des sponsors. Et les peintres aussi. Il y a tout un réseau de dépendances... Les peintres ont besoin d'exposer dans les musées pour avoir des ouvertures sur le marché, pour avoir des aides publiques. Les musées ont besoin d'être reconnus par les instances publiques pour avoir des sponsors. Et tout ça fait un ensemble de pressions et de dépendances croisées qui, même s'il y a des résistances, continuent de s'exercer. PB : Un des grands problèmes que rencontre toute action de défense des intérêts collectifs des écrivains et des artistes, c'est que, bien souvent, ils n'ont pas conscience d'avoir des intérêts communs et ils s'attachent à défendre des intérêts particuliers qui sont concurrents avec ceux des autres. HH : Il est important de distinguer l'idée traditionnelle du mécénat des manœuvres de relations publiques qui se parent de ce terme. En invoquant le nom de Mécène, les entreprises d'aujourd'hui se donnent une aura d'altruisme. Le terme américain de sponsoring explique mieux qu'il y a en réalité un échange de biens, des biens financiers de la part du sponsor, des biens symboliques de la part du sponsorisé. La plupart des hommes d'affaires sont plus directs quand ils parlent à leurs pairs. PB : Il y a une sorte de censure par le silence. Si, quand on veut faire passer un message, on ne trouve aucun écho dans le milieu journalistique, si on n'arrive pas à intéresser les journalistes, ce n'est pas diffusé. Les journalistes sont devenus l'écran, ou le filtre, entre toute action intellectuelle et le public. Dans un livre intitulé Produire l'opinion, Patrick Champagne montre que les manifestations qui réussissent ne sont pas nécessairement celles qui mobilisent le plus de gens, mais celles qui intéressent le plus les journalistes. C'est là que la compétence spécifique de l'artiste est importante. Parce qu'on ne s'improvise pas créateur d'étonnement, de surprise, de déconcertement, etc. L'artiste est celui qui est capable de faire sensation. Ce qui ne veut pas dire faire du sensationnel, à la façon de nos saltimbanques de télévision, mais, au sens fort du terme, faire passer dans l'ordre de la sensation, qui, en tant que telle, est de nature à toucher la sensibilité, à émouvoir, des analyses qui, dans la rigueur froide du concept et de la démonstration, laissent le lecteur ou le spectateur indifférent. HH : Dans son rapport sur le « mécénat » au ministre de la Culture (c'était François Léotard à l'époque), M. Perrin cet expert de la communication, en parle clairement : « L'efficacité de cette stratégie de communication ne se limite pas à créer l'événement, encore faut-il le savoir : les médias doivent être un partenaire. Le mécénat est médiatique... C'est un média qui utilise les autres médias comme support ». Pour lui, la cible immédiate, c'est la presse. Sa séduction de l'opinion publique ne réussit pas sans la collaboration de la presse. L'opinion publique est un champ de bataille qu'il ne faut pas déserter. Il faut apprendre de son adversaire. PB : Paradoxalement, c'est au nom de tout ce que lui assure l'autonome de son univers que l'artiste, l'écrivain ou le savant peut intervenir dans les luttes du siècle. Et nous sommes d'autant plus sommés d'intervenir dans le monde des hommes de pouvoir, d'affaires, d'argent, qu'ils interviennent de plus en plus, et de plus en plus efficacement dans notre monde, notamment en jetant dans le débat publique leur « philosophie » de pacotille. Dès maintenant, les philosophes et les savants sont victorieusement concurrencés, dans leur effort pour dire le vrai à propos du monde, et tout particulièrement à propos du monde social, par les journalistes. Ceux-ci ne se content plus de diffuser l'information ; ils entendent la produire. PB : Les sociologues et les historiens sont payés pour produire une analyse scientifique du monde social. Or, comme dit Gaston Bachelard, « il n'est de science que du caché ». C'est dire que, dès le moment où l'on a une science du monde social, elle révèle inévitablement du caché et en particulier ce que les dominants n'ont pas envie de voir dévoilé. PB : Il y a un certain nombre de conditions de l'existence d'une culture critique qui ne peuvent être assurées que par l’État. Nous devons attendre (et même exiger) de l’État les instruments de la liberté à l'égard des pouvoirs, économiques, mais aussi politiques, c'est-à-dire à l'égard de l’État lui-même. Lorsque l’État se met à penser et à agir dans la logique de la rentabilité et du profit, en matière d'hôpitaux, d'écoles, de radios, de télévisions, de musées ou de laboratoires, ce sont les conquêtes les plus hautes de l'humanité qui sont menacées : tout ce qui ressortit à l'ordre de l'universel, c'est-à-dire de l'intérêt général, dont l’État est le garant officiel. Il faut éviter que le mécénat d’État, obéissant à une logique très semblable à celle du mécénat privé, puisse permettre aux détenteurs du pouvoir d’État de se constituer un clientèle (comme on l'a vu récemment dans les achats de peintures ou dans l'attribution d'avances sur recettes pour le cinéma) ou même une véritable cour d' « écrivains », d' « artistes » et de « chercheurs ». C'est à la condition de renforcer à la fois l'aide de l’État et les contrôles sur les usages de cette aide, et en particulier sur les détournements privés des fonds publics, que l'on pourra échapper pratiquement à l'alternative de l'étatisme et du libéralisme dans laquelle les idéologues du libéralisme veulent nous enfermer. PB : Au point où nous en sommes, il faudrait réfléchir au fait que le processus d'autonomisation du monde artistique (par rapport aux mécènes, aux académies, aux États, etc.) s'est accompagné d'un renoncement aux fonctions, politiques notamment. Ce qui conduit au problème de la perception des œuvres : il y a ceux qui s'intéressent à la forme et qui ne voient pas la fonction critique, et ceux qui s'intéressent à la fonction critique et qui ne voient pas la forme, alors qu'en réalité la nécessité esthétique de l’œuvre tient au fait que l'on peut dire des choses, mais dans une forme aussi nécessaire, et subversive, que ce que l'on dit. HH : Le public de ce que nous appelons l'art est rarement homogène. Il y a toujours une tension entre ceux qui s'intéressent avant tout à ce qui est « raconté » et ceux qui privilégient la manière. Ni les uns ni les autres ne peuvent comprendre et apprécier l’œuvre d'art à sa juste valeur. Les « formes » parlent et le « sujet » s'inscrit dans les « formes ». L'ensemble est inévitablement imprégné de significations idéologiques. Dans le groupe qui s'intéresse plutôt à la « forme », il y a un nombre important d'esthètes qui pensent que toute référence politique contamine l'art, en y introduisant des ingrédients « extra-artistiques ». Pour ces esthètes, ce n'est que du journalisme, ou pire, de la propagande, comparable à l'art stalinien ou à celui des Nazis. Ils ignorent que ce travail est loin d'être apprécié par le pouvoir. HH : Les conservateurs ont beaucoup plus de ressources. Ils sont mieux organisés. Ils sont peut-être plus capables de concilier leurs divergences internes – et ils sont au pouvoir. Il nous faut admettre aussi qu'ils utilisent un langage qui paraît être « normal ». Ce qui nous manque probablement, c'est le sens pratique. Souvent nous restons dans l'ordre de la spéculation théorique, sans bases dans la vie réelle. Et ça risque de mener à la paralysie quand il faut agir. Souvent les publications intellectuelles, qui se prétendent de gauche, utilisent un langage ésotérique. Même si ce n'est pas l'intention de ses usagers, ce langage ne sert que des initiés, les gens « distingués », et il perpétue leur isolement. Il faudrait plutôt élaborer des stratégies et un langage qui aident à insérer leurs idées dans le discours général. PB : Ceci dit, le langage esthétique des œuvres d'art reste assez ésotérique... Il faut être très averti de l'histoire de l'art pour en comprendre la logique... C'est une des contradictions. C'est la même chose en sciences sociales. On nous dit toujours : c'est très bien, mais les gens à qui votre sociologie pourrait servir ne la lisent pas ; et ceux qui la lisent s'en servent souvent, mais pour faire encore mieux ce que vous voudriez empêcher. C'est une contradiction très profonde. On ne peut pas à uploads/s3/ libre-echange-par-pierre-bourdieu-et-hans-haacke.pdf

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