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HAL Id: hal-01643913 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01643913 Submitted on 30 Nov 2017 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Écrire la couleur : un défi poétique. Histoires de bleu et de vert Liliane Louvel To cite this version: Liliane Louvel. Écrire la couleur : un défi poétique. Histoires de bleu et de vert. Interfaces : image, texte, langage, Université Paris 7-Denis Diderot ; Presses de l’Université de Bourgogne, 2012, Defini- tions of color / de la couleur, vol. 33, p. 243-255. ￿https://college.holycross.edu/interfaces/vol33.html￿. ￿hal-01643913￿ 243 Liliane Louvel Ecrire la couleur : un défi poétique Histoires de bleu et de vert « On n’y voit rien »1 Je partirai du constat que, dans le rapport texte/image, la critique intermédiale, l’une des pierres d’achoppement est justement le « rendu » de la couleur, le plus tactile et le plus concret des matériaux des pratiques plastiques. La couleur inquiète le texte littéraire, le menace de s’effondrer dans une impossibilité, une incommensurabilité. Le Rider rappelle que Valéry s’interrogeait : « et puis, comment parler des couleurs ? Il est raisonnable que les aveugles seuls en disputent, comme nous disputons tous de métaphysique ; mais les voyants savent bien que la parole est incommensurable avec ce qu’ils voient » (Valéry, 1332). Wittgenstein dans les Remarques sur les couleurs lui aussi usait d’une métaphore ironique pour désigner notre impuissance : « Car ici (lorsque je considère les couleurs, par exemple) nous sommes purement et simplement incapables d’introduire un ordre quelconque dans les concepts. Nous restons plantés là comme un bœuf devant la porte fraîchement peinte de son étable. » (Wittgenstein, 22). Pour lui, les couleurs sont de l’ordre de l’apparition. La couleur est ce qui échappe aux mots, comme la sonorité des mots, les allitérations, les jeux de mots échappent à la signifiance : paronomases, rythmes, rimes. Pour échapper à « la cage langagière » il s’agirait alors de « sortir de la langue » (Le Rider 377). Dans le rapport intermédial, « définir » la couleur ce pourrait être manière de donner à voir la couleur, c’est-à-dire non plus d’identifier un signe répertorié dans une quelconque iconographie mais de voir et de « rendre » une tache matérielle, la picturalité dans ce qu’elle a de plus concret, de plus détaché aussi de la représentation « au service de laquelle » elle a pourtant été jusqu’à Delacroix et les Impressionnistes. Elle était en effet largement la servante de la représentation car elle n’était pas directement signifiante si ce n’est par le détour du symbolique. Et c’est encore une autre manière de l’assujettir au langage : le rouge passion, le topos de « la couleur éloquente », des « couleurs de la rhétorique ». « Logique des sensations » alors ? Déclaration paradoxale, et l’on aura reconnu toutes sortes de titres célébrant l’union du verbe et de la couleur. C’est que la couleur est d’abord du côté de la 1 Je reprends le titre de Daniel Arasse, qui s’efforce justement dans son ouvrage de montrer que l’historien de l’art y voit quelque chose. On n’y voit rien, Paris, 2002. Liliane Louvel: Ecrire la couleur : un défi poétique Histoires de bleu et de vert 244 Interfaces 33 (2012) sensation, de l’émotionnel, du subjectif, de l’épreuve de l’éprouvé. Voilà pourquoi la couleur inquiète le texte, vient le faire vibrer. Des images naissent, des sensations colorées se lèvent. Il faudra déplier la couleur pour y voir quelque chose. Deleuze est utile ici : Mais aussi le problème d’écrire ne se sépare pas d’un problème de voir et d’entendre : en effet, quand une autre langue se crée dans la langue, c’est le langage tout entier qui tend vers une limite « asyntaxique, agrammaticale », ou qui communique avec son propre dehors. La limite n’est pas en dehors du langage, elle en est le dehors : elle est faite de visions et d’auditions non-langagières, mais que seul le langage rend possibles. Aussi y a-t-il une peinture et une musique propres à l’écriture, comme des effets de couleurs et de sonorités qui s’élèvent au-dessus des mots. C’est à travers les mots, entre les mots, qu’on voit et qu’on entend. […] C’est de chaque écrivain qu’il faut dire : c’est un voyant, c’est un entendant, « mal vu mal dit », c’est un coloriste, un musicien» (Deleuze 9) Déclaration qui aurait bien plu à Virginia Woolf comme on le verra. Matière picturale du côté de l’expression mineure (on ne peut parler de langage), la couleur est aussi « genrée ». Souvent placée du côté du féminin, du « sexe féminin de l’art » pour Charles Blanc dans le Guide des arts du dessin2, de la chair, des peintres de Venise opposés à ceux de Florence, elle est manifestation du sensuel. Le pinceau, l’eau, l’huile, sécrétions féminines et humeurs sont opposées à la sécheresse du dessin, à la virilité du crayon, du trait sans bavures. La « sanguine » serait entre-deux : grasse, rouge, friable. On connaît les grandes polémiques de l’âge classique et la révolte de la couleur contre le primat du dessin. La couleur est une « expérience visuelle intime » rappelle Murielle Caplan-Philippe (20), par définition impossible à partager. Apories de la « définition » de la couleur car chacun a sa couleur, sa nuance, on est au plus creux de l’expérience de la relativité puisque la couleur ne loge pas dans l’objet mais vraiment « in the eye of the beholder ». Norman Bryson différencie le regard rapide « glance » du regard appuyé « gaze » (Bryson 86-131). J’ajouterai que l’il n’y voit pas la même chose. Surtout pour le dessin, la composition, les connotations. Mais la couleur, elle, y est saisie comme immédiatement dans les deux cas. C’est une question de degré ensuite, de temps d’analyse mais non de partage entre brouillage et clarté. La couleur c’est aussi faire l’expérience de l’altérité, au plus vrai. Il est bon de rappeler la proximité du ça et de la couleur, celle des couches profondes du psychisme et la couleur du psychisme. 2 Charles Blanc, Grammaire des arts du dessin, Paris Renouard, 1888. 245 Afin de définir la couleur-en-texte, il convient alors peut-être de se placer du côté des effets de la couleur, des effets du tableau sur les spectateurs des musées, sur le lecteur du texte/image. Le regard est transformé par la couleur. D’où aussi la nécessité d’une éducation du regard. L’art vivant, dans ses transformations, transforme notre perception et inversement3. Il y a donc, par conséquent, une historicité du regard inséparable de l’histoire de l’art. La tache-signe différe de l’image, elle même différente du tableau car un tableau n’est pas/plus forcément une image. Pour donner à voir la couleur il faut donc interroger la réception, car elle est un effet (voire un événement) de lecture. Vanessa Bell parlait « d’impression laissée » I don’t see how you use colours in writing[…]the mere words gold or yellow or grey mean nothing to me unless I can see the exact quality of the colours[…]perhaps you don’t really describe the looks [of things] but only the impression the looks made on you.4 (Lettres de V. Bell 1909 citée in Gillespie 277) La transmission du phénomène est par définition logée dans l’œil de celui qui voit, qui voit un objet coloré qui ne le sera jamais de manière identique à la couleur du même objet vu par son voisin. Par convention, on s’accordera sur un mot qui peut recouvrir un vaste spectre. A la différence de Kepler, on ne croit plus au rayon qui part de l’œil et va éclairer l’objet. Au contraire, c’est la lumière vibrant entre l’objet et l’œil qui organise sa réception logée dans notre dispositif optique puis le « centre des couleurs » de notre cerveau. Alors, donner à voir au lecteur une couleur avec des mots, relève d’un défi poétique. Défi lancé au langage, car il ne suffit pas de dire le mot de la couleur pour la faire voir. Je dis « rouge » et « se lève l’absente de tout bouquet » : quel rouge ? et chacun a déjà choisi le sien : magenta, carmin, vermillon, pourpre, cinabre Défi de l’incarnat qui conduit à la muraille de peinture du « chef dœuvre inconnu ». Pan éclat, tache, mais non signe. L’écriture de la couleur alors serait celle qui tente d’approcher ce qui échappe aux règles, à la fixité, aux normes, aux définitions. Un en-dehors de la langue, une limite, un « monstre théorique » pour J. Lichtenstein5. Domaine de l’expérience intime, du phénomène et de sa réception dans l’œil par l’œil. Aveu d’impuissance et pourtant uploads/s3/ louvel 1 .pdf

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