1 MUTATIONS SEMANTIQUES DES DIFFERENTES APPELLATIONS DES ARTS PLASTIQUES D’AFRI

1 MUTATIONS SEMANTIQUES DES DIFFERENTES APPELLATIONS DES ARTS PLASTIQUES D’AFRIQUE NOIRE : DE L’ART NEGRE A L’ART CONTEMPORAIN BABACAR MBAYE DIOP INTRODUCTION Autrefois considérés comme idole ou fétiche, l’objet d’art africain1 traditionnel est aujourd’hui un produit convoité par sa beauté esthétique : on admire les formes, on commente la composition plastique, l’équilibre des volumes, les caractéristiques stylistiques. Il est désormais entré dans la catégorie « art ». Mais du mépris à la reconnaissance, plusieurs expressions ont été utilisées pour le désigner. La notion « art africain » renvoie, en effet, à une réalité imagée par les idées d’une époque. On fait suivre au mot « art » un adjectif attestant des représentations du moment et c’est ainsi que paraîtront les adjectifs « primitif », « tribal », « premier » attenant au terme «art»: chaque terme étant chargé de sens et 1 Rappelons ici que le concept d’ « art africain » est une création purement occidentale. Même s’il existe en Afrique noire « la chose qui va avec » le concept art (lire Yacouba Konaté, La Biennale de Dakar. Pour une esthétique de la création africaine contemporaine – tête à tête avec Adorno, Paris, L’Harmattan, 2009, p.26), on n’a pas encore trouvé le mot « art » en lui-­‐même dans les langues africaines. 2 d’histoire. Si cette définition est largement remise en cause aujourd’hui, les termes subsistent encore. La notion d’art africain renvoie aussi aux nouvelles formes artistiques du présent et du passé récent de l’Afrique. Dès les années 20 et jusqu’aux années 50 du siècle dernier, plusieurs Européens missionnaires, artistes, professeurs ou amateurs d’art, ont conduit des expériences de pratique artistique dans plusieurs colonies d’Afrique : c’est la formation académique selon le modèle occidental d’écoles des Beaux-arts. Mais il existe aussi une formation d’artistes-artisans dans laquelle, très souvent, le fils remplace le père qui lui enseigne son métier. C’est le cas des bijoutiers, des cordonniers, des sculpteurs, des métiers du tissage, de la menuiserie d’art, etc. Ils ne sont pas artistes ou artisans par choix délibéré mais par statut. Dans les deux cas, il s’agit d’une création est dite contemporaine. Cette étude cherche à susciter une représentation du concept d’art africain pris dans sa plus grande généralité. Il s’agit d’examiner un certain nombre de concepts faisant partie des valeurs les plus courantes pour désigner les expressions artistiques de l’Afrique noire. 1. DE L’EXPRESSION « ART NEGRE » A CELLE D’ART PREMIER On appelle « art nègre », l’art africain traditionnel ; c’est-à-dire « les expressions artistiques liées aux traditions, aux us et coutumes tels qu’ils se manifestaient autrefois et continuent de se manifester dans les sociétés africaines »2. L’expression « art nègre » désignait l’ensemble de ces objets d’origine africaine. Elle a été utilisée pour la première fois par les artistes plasticiens européens dont les plus célèbres sont Pablo Picasso, Henri Matisse, André Derain, Georges Braque, Maurice de Vlaminick, etc., qui découvrent dans les galeries, les objets d’origine africaine correspondant à leurs préoccupations et à leurs recherches esthétiques. Pour la petite histoire, c’est Maurice de Vlaminick, le premier à avoir reconnu l’art africain à sa juste valeur, qui vendit à Derain le fameux masque blanc fang du Gabon découvert sur le comptoir d’un café, et pour lequel il avait éprouvé « une sensation profonde d’humanité ». Matisse qui s’est étonné de voir comment ces objets sont conçus « au point de vue du langage sculptural »3, montra une pièce à Picasso qui, affirmera à la suite que ses plus grandes émotions artistiques, il les a ressenties lorsqu’il a vu, pour la première fois, les sculptures africaines. L’art nègre, dit-il, c’est « ce que l’imagination humaine a produit de plus puissant de plus beau »4 . 2 Babacar Mbaye DIOP, Critique de la notion d’art africain. Approches historiques, ethno-esthétiques et philosophiques, éditions Connaissances et Savoirs, Paris, 2012, p.15 3 Matisse cité par Courthion, in Opinions sur l’art nègre, Toguna, p.17. 4. Pablo Picasso cité par Guillaume Apollinaire, Toguna, p.10. 3 Après ce constat des artistes les plus célèbres de l’époque, les musées occidentaux commencèrent à mettre l’accent sur les qualités propres de certaines pièces : les objets, qu’ils considéraient jusque-là comme des « fétiches », acquièrent désormais le statut d’objets d’art et certains spécialistes commencent à en percevoir la beauté particulière. Des marchands occidentaux parcourent l’Afrique pour acheter sur place. Très vite, les Africains organisent eux-mêmes la commercialisation de leur art. La série des objets proposés s’étend considérablement. Pour répondre à la demande, l’offre se diversifie : des objets perçus jusqu’alors comme mineurs deviennent collectionnables. L'époque de l’art nègre est terminée. À peine utilise-t-on encore le mot « art nègre » pour désigner les objets d’art produits en Afrique noire. Mais comme le précise Raoul Lehuard dans « Question d’esthétique en Afrique noire »5, il aura fallu près d’un siècle pour qu’on cesse de le considérer dans cette acception jugée péjorative pour certains. Cette réhabilitation fut d’abord à l’origine de certains scientifiques qui ont « compris la nécessité de la collecte ethnographique puis de la collection » des objets dans les musées et galerie d’art occidentaux. Ce qui permettra aux peintres du début du XXe d’attribuer une valeur artistique à l’art africain traditionnel, contribuant ainsi à influencer le goût de certains intellectuels, amateurs et collectionneurs. D’un point de vue commercial, le marché actuel de l’art africain est très différent de celui des années trente. Seuls des artistes, des intellectuels, des grands bourgeois et les marchands collectionnaient des objets provenant d’Afrique. Après les indépendances, les marchés de l'art sont peu développés en Afrique. Les critères de définition de l’art africain sont de surcroît verbalisés par les acteurs d'une Histoire de l'art occidental qui sert de modèle dans l'identification et la médiation des productions africaines. Avec le temps, la notion d’« art nègre » a fait l’objet de plusieurs désignations telles que, « art primitif », « art tribal », « art premier ». La notion d’« art primitif » désigne toutes les créations artistiques des peuples censés être restés dans le premier état de l'humanité et l’étiquette « art primitif » est associée à une idée négative. Bien qu'insatisfaisante, cette expression relève aujourd'hui d'une convention de langage admise par l’Occident. Les arts primitifs désignent l'art ancien d'Afrique, d'Asie, d'Océanie et des Amériques. Dans son sens courant, l’expression « primitif » est un concept qui définit ce qui relève de régions ne faisant pas partie des traditions occidentale et orientale. D’ailleurs, s’il n’y avait pas de sources écrites sur l’art oriental, il aurait également été défini comme « primitif ». 5. cf. In Arts d’Afrique noire n°74, 1990 : 51-53 4 La notion « art primitif » a éveillé beaucoup de réticences et de critiques. Certains penseurs ont voulu s’en distancier tout en lui donnant une certaine légitimité. C’est ainsi qu’on trouve une multitude de définitions assorties de nombreuses mises en garde. Cottie Arthur Burland déclarait que le terme est « confus et inexact, mais si répandu qu’il en est venu à recouvrir une notion universellement reconnue »6. René Huyghe faisait aussi remarquer que le terme, bien qu’ « en partie légitime…n’est plus à la mode »7. Selon Horst Woldemar Janson, « "primitif" est un mot assez malheureux […] Cependant, si l’on veut n’en retenir qu’un seul, il est le moins mauvais. Nous continuerons donc à utiliser "primitif", car c’est une étiquette pratique pour désigner un mode de vie qui a traversé la révolution néolithique mais ne manifeste aucun signe d’évolution vers les civilisations "historiques" »8. En 1965, la revue Current Anthropology avait demandé à douze spécialistes de commenter le terme « art primitif ». C’est ainsi que pour Phillip H. Lewis, les Occidentaux n’ont pas « à être gênés par le terme art primitif. Il n’est ni grossier ni déplaisant ». Et en proposant de remplacer par « art précivilisé », Carl B. Compton ne faisait que confirmer et reproduire des connotations évolutionnistes. C’est un terme « spongieux, insaisissable, inapproprié », pour Emma Lou Davis. Il renvoie « aux arts d’individus peu familiarisés avec les machines », ajoutent Hooper et Burland, aux productions artistiques « des peuples qui ne connaissent aucune forme d’écriture », aux arts « des sociétés sans classe », selon David Moberg9. Le mot renvoie à l’ensemble des arts que les Occidentaux peuvent comparer à « des dessins de singes, d’enfants, de malades mentaux »10, tout ce qui peut évoquer chez eux des images païennes : « le cannibalisme, la possession par des esprits, les rites de fertilité et les formes de divination fondées sur la superstition »11. William Fagg12 a proposé le concept d’art « tribal » à la place de celui d’art «primitif ». Il ne compare pas les sociétés primitives à celles qui ne le sont pas, mais, parmi elles, il entend distinguer les arts et leurs styles en distinguant les tribus qui produisent ces arts. Selon lui, chaque tribu, sur le plan artistique, forme son propre univers. Chaque univers est réellement fermé sur lui-même, et son horizon s’arrête à ses propres frontières. Ce uploads/s3/ diop-denominations-art-africaines.pdf

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