Alois Riegl L’Industrie d’art romaine tardive Introduction par Christopher S. W

Alois Riegl L’Industrie d’art romaine tardive Introduction par Christopher S. Wood Postface par Emmanuel Alloa Traduction de l’allemand par Marielène Weber revue par Augustine Terence Traduction de l’américain par Sophie Yersin Legrand Éditions Macula Postface Par Emmanuel Alloa Tactiques de l’optique 402 De la pure tactilité à la pure visibilité. Herder et Fiedler Quand nous nous réveillons, avant de rassembler nos esprits, tout est sur un même fond, dans le crépuscule de la nuit, l’arbre et la forêt, le proche et le lointain : des géants tout proches ou, plus loin, des nains et des fantômes qui viennent sur nous, jusqu’à ce que nous prenions conscience et rassemblions nos esprits. Ce n’est qu’alors que nous comprenons que nous avons appris à voir, par habitude, au moyen d’autres sens, et notamment par le sens tactile. Un corps que nous n’aurions pas connu par le toucher ou dont nous ne déduirions pas l’existence vivante par simple ressem- blance ne resterait à jamais pour nous que l’anneau de Saturne, ou la cou- ronne de Jupiter, bref, un phénomène, une apparition. L’olphtalmite aux mille yeux [autre nom d’ Argus], dépourvu de toucher, sans main qui tâte, resterait sa vie durant dans la caverne de Platon et n’aurait aucune notion véritable de la moindre qualité d’un corps1. Dans sa Plastique de 1778, Johann Gottfried Herder rend non seulement hommage à ce sens réputé mineur – le sens du toucher –, il en fait même le premier parmi l’appareillage des organes. Chaque fois que nous nous réveillons, dit Herder, nous retombons pour quelques brefs instants dans cet état premier qui est celui du nourrisson et dans lequel le monde se ramène à une sphère proximale qui s’explore, avant toute chose, par le toucher. Toutes ces formes qui se dressent devant les sens du nouveau-né et où se superposent – sans profondeur et comme dans un tableau impressionniste – les couleurs, mais encore les goûts et les odeurs, gagneront en profondeur grâce à l’effet d’une palpation initiale qui en parcourt les surfaces, s’enfonce dans la matière et en mesure les écarts. Que les objets commencent à se stabiliser, qu’on commence à en voir les propriétés et à les distinguer les uns des autres ne serait alors pas tant une émancipation par rapport à ces premiers tâtonnements maladroits ; sans main qui tâte, l’œil n’y verrait jamais rien, ou alors que de simples apparitions sans champ et profondeur, à l’image de l’œil cartogra- phique de l’oiseau mettant à plat tout ce qu’il survole. « Imaginons une créature qui serait tout œil, un Argus à mille yeux : laissons-la contempler mille ans une sculpture et l’examiner de toutes parts. Si cette créature n’est pas dotée de mains qui puissent toucher la statue et du moins se toucher elle-même, si c’est un œil d’oiseau, qui n’est que bec, regard, plumes et serres, elle ne verra jamais la chose qu’avec la vision d’un oiseau2. » À la différence de cette vision de survol, qui surplombe, sans jamais pénétrer ce qu’elle voit, la vision d’un être sensible est en mesure de comprendre le monde qui l’entoure 403 1 Johann Gottfried Herder, La Plastique. Quelques perceptions relatives à la forme et à la figure tirées du rêve plastique de Pygmalion [1778], trad. et comm. P. Pénisson, préf. J. Lichtenstein, Paris, Cerf, 2010, p. 16. 2 Ibid., p. 23. parce que son œil aura gardé en mémoire la réminiscence d’une tactilité première. « L’espace, l’angle, la forme, le relief : je ne les découvre pas par la vue » avance Herder, mais uniquement grâce au toucher qui nous met en contact avec la « réalité exposée et palpable » là où la vue ne fait miroiter que des surfaces3. Cet éloge du toucher dans cet écrit singulier qu’est la Plastique de Herder est d’autant plus remarquable qu’il s’inscrit en porte-à-faux par rapport à une longue tradition allant de Platon à Hegel qui avait exclu le toucher de la connais- sance, mais aussi de l’attitude esthétique et de la contemplation des œuvres d’art. Dans le Philèbe de Platon, une ligne de partage fracture les cinq sens et oppose les sens liés bassement au besoin (le toucher et le goût) aux sens à distance (l’odo- rat, l’ouïe et surtout la vue) qui sont considérés nobles parce que foncièrement désintéressés4. L’attitude théorique – qui est donc celle de la contemplation pure, de la theoria – se démarque des sens du besoin, parce qu’elle tient à bonne distance son objet et évite de se laisser « toucher » par celui-ci. Une telle attitude intellec- tuelle, indispensable à la saisie objective, trouve son équivalent dans l’attitude esthétique : être désintéressé, pour le spectateur, c’est éviter l’interesse, de se trouver pour ainsi dire pêle-mêle « au milieu des choses », mais à bonne et due distance, afin de mieux pouvoir en juger. Aussi, explique Hegel dans son Esthétique, « le sensible dans l’art ne concerne-t-il que ceux de nos sens qui sont le plus intellectualisés : la vue et l’ouïe, à l’exclusion de l’odorat, du goût et du toucher5 ». Herder se démarque d’une telle approche « par le haut », quand il fonde toute son esthétique sur le sens du contact et inverse – au passage – toute la hiérarchie sensorielle, puisque la vue, associée habituellement à la faculté du jugement, sera désormais qualifiée de « rêveuse », tandis que le toucher est à présent considéré comme le sens le plus noble, dès lors qu’il n’est pas susceptible d’erreur, et qu’il procure, à l’être palpant les choses, la certitude d’exister lui aussi. L’enfance de l’art, pour Herder, c’est le toucher, et il suffit d’aller faire un tour dans la chambre d’un enfant pour se rendre vite compte comment celui-ci empoigne, agrippe, palpe, soupèse, et jauge de ses mains ces objets pour lui jusque-là inconnus. En quelques instants, l’enfant apprendra davantage « qu’il ne pourrait le faire en dix mille ans de contemplation muette et d’explications verbales6 ». Plus tard, le regard s’ajoutera, et il permettra au sujet d’appréhender le lointain et de s’adonner à la contemplation des belles formes, car la vision représente bien – Herder le concède – « le sens le plus artistique, le plus philosophique ». En revanche, si je ne précède pas cette vie contemplative par les bassesses prétendues du toucher, « je flotte à jamais dans les airs avec ma théorie du beau et du vrai tirée 404 Postface 3 Idem. 4 Platon, Philèbe, 51a-52a. 5 G. W. F. Hegel, Esthétique, trad. S. Jankélévitch, Paris, Aubier, 1945 (rééd. Flammarion, 1979), vol. I, p. 63. 6 J. G. Herder, La Plastique, op. cit., p. 17. de la vision et je nage au milieu de bulles de savon7 ». L’œil ne saisirait rien, il serait condamné à errer dans ce vague halo des apparences, s’il n’y avait pas cette emprise première qui assure son jugement : « Nous croyons voir, alors que nous touchons seulement et que nous devrions seulement toucher8 ». (Herder semble ici se rapprocher de la figure de Démocrite dont la tradition affirme qu’il s’était crevé les yeux pour accéder à la connaissance véritable.) Voir en se passant des yeux, c’est donc en quelque sorte ce que Herder préconise pour l’expérience esthétique, et en particulier pour l’expérience de la sculpture (la peinture, ainsi résume-t-il en 1769 son esthétique dans le Journal de mon voyage, « s’adresse uniquement à l’œil, la sculpture au toucher9 »). De fait, s’interroge Herder, cet amateur d’art qui tourne nerveusement autour du marbre : ne désire-t-il pas cela, justement, que de « transformer sa vision en toucher, pour regarder comme s’il tou- chait dans le noir10 ». Aussi, le toucher représente le seul sens qui soit véritablement profond, puisqu’il fonde, par la profondeur qu’il procure, tous les autres : tandis que l’ouïe ne donne à entendre que les objets dans la succession temporelle (Nachein- ander), la vue ne les dispose que dans la contigüité (Nebeneinander) de la surface, 405 7 Ibid., p. 22. 8 Ibid., p. 19. 9 J. G. Herder, Journal de mon voyage en l’an 1769, trad. M. Rouché, Paris, Aubier, 1942, p. 168. 10 J. G. Herder, La Plastique, op. cit., p. 24. 120. Duane Michals, Portrait d’Andy Warhol, 1958, tirage argentique. 23,5 × 35,6 cm. Pittsburgh, Carnegie Museum of Art, The Henry L. Hillman Fund 2002.33.1 et ce n’est donc que le toucher qui permet de comprendre l’imbrication des choses, leur interpénétration foncière (Durcheinander)11. La synthèse première du toucher n’est alors tout au mieux que réactivée par l’œil, lorsque soudain, comme par magie, la surface peinte du tableau commence à s’animer et que des personnages apparaissent, en chair et en os, là où à l’instant il n’y avait que des simples taches de couleur. « Par le tour de magie de la peinture, la vision est devenue toucher.12 » Toute- fois, même un aveugle de naissance à qui l’opération aurait rendu la vue – Herder fait ici référence à l’aveugle de Cheselden, et à la Lettre sur les aveugles de Diderot – ne sera capable uploads/s3/ alloa-tactiques-de-l-x27-optique-postface-pour-a-riegl-l-x27-industrie-d-x27-art-romaine-tardive.pdf

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