Catherine Malabou Ouverture: Le VCEU de plasticité Émergence d'un symptôme conc
Catherine Malabou Ouverture: Le VCEU de plasticité Émergence d'un symptôme conceptuel Comment répondre à I'appel insistant d'un mot? Un mot qui n'en e t plu tout à fait un de lor qu'il appelle et emble ainsi souffrir de Ia banalité lexicale qui le mortifie? Un mot qui demande à Ia pen ée qu'elle le ranime, qu' elle le ra/lume? Comment accueillir ce dé ir d'incendie lexical? À ces questions, Ia plasucité nous confronte de maniére abrupte et inattendue. e pou- vait-on Ia croire à jamais endormie? Que reste-t-il d'eJle en effet, de sa belle ource grecque qui, du corps au marbre, de Ia découpe au modelage, du masque au moule - plassein, plasma, plastes, plastikos - a ci elé dans tant d'ídíomes l'aventure du façonne- ment et de Ia forme? L'adjectif « plastique » qualifie couramment certains domaines de l'art. Qui saurait encore dire le quels? Le ubstantif « plastique » désigne cette rnatiere de synthé e que I' on ne remarque même plus à force d'en u er. Même le « plastic » semble se faire oublier, commc si Ia subtílité de son étymologie était recouverte par le vacarme de sa déflagration. Le Chant du styrene. Alain Resnais. 1958. Collectlon Cmématheque française. Un regard plus attentif cependant, une oreille plu fine décélent sans peine, dans un nombre croissant de discours, I'Inscription pressame de Ia plasticité qill, loin d'avoir tout dit, demande instamment Ia parole. En philo- sophie, en art (certains artistes aujourd''hui revendiquent explicitement le statut de « plasticiens »), en génétique, en neurobio- logie, en ethnologie ou en psychanalyse, Ia plasticité apparait comme un schérne opera- toire de plus en plu prégnant. Les rencontres dont ce livre est à Ia fois Ia trace et I'avenir ont précisément pour but d'appréhender ce qu'il est nécessaire de caractériser comme un symptõme conceptuel. Tou les ignes sont en effet présents aujour- d' hui de ce que Ia plasiicité demande d' accéder au concept. O' accéder, autrement dit, au statut de condition d'intelligibilité. li s'agit de mar- quer et remarquer ici ce moment critique ou ce qill paraissait n'être qu'un simple prédicat, « plastique », de simples sub tantifs, « Ia plas- tique », « le plastiqu »<ou « le plastic », sont en quelque sorte en ouffrance de tructure, exigeant de I'empreinte générique -Ia plastí- MALABOU 17 Plasticité Catherine Malabou 1 - Paris, Vrin, 1996. cité -, qui scelle leur communauté, qu'elle se transforme en pointe, en stylet offensíf sus- ceptible de forcer Ia porte de Ia pensée. Três vite exportée hors du domaine esthé- tique qui est son pays d' origine, Ia plasticité n' a cessé et ne cesse de e déplacer. Deux limites extrêmes bornent son extension : Ia réception et Ia prise deforme d'un côté (est dit « plastique », en effet, ce qui est susceptible de donner comme de recevoir Ia forme), I'explosion de touteforme de I'autre (« plastic» et « plastiquage »). 11 est donc particuliere- ment intéressant, compte tenu de ces signifi- cations, d'assister à I'émergence et à Ia conflagration ele Ia forme ele Ia plasticité elle- mêrne, à son devenir idéal, Ce qui fait vceu de concept est três précisément le double mou- vement, contradictoire et pourtant indisso- ciable, du surgissement et ele I'anéantissement de Ia forme. Cet entre-deux decide du destin philosophíque de Ia plasticité. Esquisse d'une généalogie Cornprendre ce destin implique de thématíser I'évolution sémantique du terme, ele rassern- bler en ce que Bachelard nomme un « spectre notionnel » I'âge grec de son sens esthétique, PLASTICITÉ I 8 I'âge moelerne de sa signification biologique (pla ticité du vivant), I'âge contemporain de sa fonction de substitut et de sa puissance de morto Mais un tel spectre ne peut avoir lui- même ele signification que s'íl émerge d'une analyse généalogique de Ia mutation concep- tuelle dans laquelle Ia pla ticité e t engagée. Cette mutation se prépare en réalité depuis le début du XIX' siêcle, au moment ou le terme même de « plasticité » entre dans Ia langue. « PIasticité » apparait en effet dans le lexique français en 1785. Même chose en allemand : die Plaztiziuit, signale le diction- naire Brockhaus, « apparait à I' époque de Goethe » (1749-1832). À cette apparition fait écho Ia premiére prise en compte réelle- ment philosophique du terme. Les rornan- tiques al1emands en font un usage constant. Mais c' est Hegel qui, le prernier, engage le mot en son avenir conceptuel. Et c'est bien le texte hégélien qui a attiré mon attention ur Ia signification nouvelle qu' était en train de prendre Ia notion, signification à laquelle j'ai consacré mon livre EAvenir de He8e1, Plasticité, Temporalité, Diolecuoue', Pour Ia premiére foís, avcc Hegel, Ia plas- ticité s'approche de I'essentiel. Le phílosophe l'arrach tout d'abord à son ancrage stricte- ment esthétique pour I'attacher à un lieu pro- blématíque qui, jusque-Ià, n'avait jamais été le sien, Ia subieaivité, C'est désormais le sujet qui est dit plastique, Les deux significations fonda- mentales de Ia plasticité - réception et dona- tion de forme - se trouvent alors invcsties d'une valeur radicalement nouvelle pour dési- gner Ia capacité qu'a le ujet de e former et de se transformer, de e dessaisir de sa forme ancienne, de fabriquer du substitut (rnatiére plastique avant I'heure), d'exploser enfm. L'application de Ia plasticité à Ia subjecti- vité est clairement mi e en lumiére dan Ia Phénoménoloqie de l' esprit: Hcgel déclare : « L'exposition philosophique obticndra valeur plastique seuJement quand elle exclura rigou- reusement le genre de relation ordinaire entre I partie d'une propositíon'. » Les partie d'une proposition logique sont le sujet, Ia copule et le prédicat, dit encore acci- dent. La philosophie s' est toujour donné pour tâche de penser Ia prédication, c'est-à- dire I'acte même qui consiste à attribu r des prédicats à une substance. Or Hegel estime que cette pen ée de Ia prédication n'a pas trouvé encore on accomplissement. En Le VCl!U de plasticité effet, dit-i1, les philosophes ont toujours eu le tort de considérer que le sujet était une ins- tance passive qui reçoit du dehors ses prédí- cats ou accidents. Ainsi une propo ition comme « Dieu e t l'êtrc » peut laisser penser que I' être est attribué à Dieu sans que celui- ci produise cette détermination. Or, juste- ment, Ia subjectivité n'est jamais pas ive, c' est là I'affirmation maitresse de Ia philoso- phie de Hegel, elle n'est pas, déclare-t-íl, « une instance fixe et solide », mais une ins- tance plastioue. Certe , elle reçoit en un cer- tain ens ses prédicats, elle reçoit Ia forme, comme une cire, une boule de terre glai e : elle est ceei, ce i et puis cela encore ... , mais elle participe fondamentalement et para- doxalement à cette réception. En ce en ,elle conjure sa passivité. Elle est pontanée dans sa ré eptívíté même. Toute individualité est donc toujours à Ia fois réceptríce et:donatri e de sa propre forme. Le sujet fait vceu de forme, il appelle - en les anticipant et les pré ipitant à Ia foi - ses modes d'être, ses positions, tout ce qui, en un mot, constitue son histoirc. La plasticité caractéri e ain i le rapport que le sujet entre- tient avec I'accident, c' est-à-dire avec ce qui MALABOU 9 2 - Phénoménologie de l'esprit, Préface, trad. I. Hyppolite, Paris, Aubier, 1947, t. 1, p. 55. Plasticité Catherine Malabou 3 - Des manteres de trai/er scientifiquement du droit naturel, trad. B. Bourgeois modifiée, Paris, Vrin, 1972, p. 101. lui arrive. Hegel joue ur le deux sens du mot accident: : le prédicat logique, I'accident d'une sub tance, er le prédicat chronologique, I'évé- nement. La pia ticité caractérise dês lors le lieu le plus sensible, le vif de Ia subjectívíté, son rappoTt à l'cvenir. ElIe dit ce travail par lequel le temps s'incorpore subjectivement dans lc vceu d' avenir. Bien avant I' existence du plastiquage ter- rori te, Hegel savait déjà que tout avenir est puissance d' explosion : « De même, dédare- t-il, que Ia bombe, à sa culmination, fait une secousse et repose ensuite un moment [... ] l'indívídualité, en sa croissance, [... ] souvre au négatif et s'engage dans Ia disparition d' eUe-même [... ]'.» urgi sement et des- truction de Ia forme ont indissolublement lié qui façonnent, de maniére contradictoire, le corps du temps. PLASTICITÉ 10 ci-contre : Le Chan/ du styréne, Alain Resnais, 1958. Collectron Cmérnatheque írançarse Hegel ne veut pas seulement dire que toute nouvelle forme, lorsqu' elle apparaít, provoque Ia disparition d'une autre, plus ancienne, mais bel et bien que Ia nouvelle forme elle-même surgit comme possibilite de son autodestruction. Or qu' est-ce que cette contemporanéité de I'émergence et de I'explo ion, qui fauche Ia forme à I'origine, inon I'autre nom de Ia substitution] Toute forme informe avec elle Ia pos ibilité de on remplacement. ElIe n'a ainsi d'identité que relevoble. On aura reconnu, dans ce dernier adjectif, Ia traduction que Jacques Derrida propose du concept hégélien d' Arifhebun8 -Ia « releve» -, maí'tre uploads/s3/ malabou-plasticite.pdf
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- Publié le Mar 11, 2022
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