« A déguster des yeux. Notes sur la « mise en assiette », à propos de la cuisin

« A déguster des yeux. Notes sur la « mise en assiette », à propos de la cuisine de Michel Bras », in La diversité du sensible, Anne Beyaert, dir., coll. Visible, Limoges, Pulim, 2006. À DÉGUSTER DES YEUX Notes sémiotiques sur la « mise en assiette » À propos de la cuisine de Michel Bras À Jean-Marie, pour la métis de la cistre1. Préambule Le corpus de cette étude est (provisoirement) limité aux photographies des mets créés par Michel Bras, et qui ont été publiées dans Bras, ouvrage consacré à sa cuisine, à ses recettes, mais aussi à son lieu de vie, où il accueille ses hôtes, à l’équipe qui l’assiste dans son travail, et à l’Aubrac, son pays et son environnement2. Certes, ce ne sont que des photographies, et non les mets eux-mêmes, mais elles rendent parfaitement compte de la mise en espace de chaque composition : toutes cadrées en faible plongée, à la même distance, elles adoptent le point de vue du dégustateur, au moment où il se penche sur son assiette. On ne peut évidemment confondre l’empreinte lumineuse et planaire de l’image des plats avec la disposition tri-dimensionnelle et d’emblée poly-sensorielle du mets lui-même. La première nous propose un ensemble de stimuli sensoriels déjà homogénéisés et émanant d’une seule surface d’inscription, alors que la seconde nous impose d’opérer nous même l’homogénéisation de toutes les sensations de contact, et par conséquent de solliciter notre propre « surface d’inscription ». En outre, le travail du photographe (éclairage, cadrage, focale, notamment), ainsi que celui de l’équipe de cuisine en vue de la présentation photographique, ne peuvent être si facilement mis entre parenthèses : mais on peut au moins supposer qu’ils rendent justice aux compositions gastronomiques de Michel Bras, et notamment qu’ils en restituent l’essentiel des propriétés visuelles. 1 Jean-Marie Floch a écrit une étude sur le logo et l’univers sémantique de Michel Bras, le chapitre « l’Eve et la cistre », Identités visuelles, Paris, PUF, 1995. L’héroïne de cette étude est la cistre, une sorte de fenouil sauvage de montagne, qui prête aussi bien son dessin délicat au logo de Michel Bras que sa pointe d’arôme anisé à quelques unes de ses compositions culinaires. 2 Ouvrage collectif, Bras. Laguiole-Aubrac-France, Rodez, Éditions du Rouergue, 2002. Les recettes sont de Michel et Sébastien Bras, les photographies des mets, de Christian Palis et Jean-Pierre Trébosc. L’ouvrage comporte également, entre autres, des textes et des photographies de Michel Bras, et des commentaires de Patrick Mialon. De fait, en tant qu’artefact de second degré, la photographie opère une réduction à laquelle le dégustateur aurait bien du mal à se résoudre devant le mets lui-même : la réduction du mets à sa seule dimension visuelle. C’est pourtant de cette réduction dont nous avons besoin pour tenter de répondre, par l’analyse de ce corpus3, à la question que nous nous posons très précisément : comment une sémiotique-objet reposant sur la vision peut-elle représenter et « faire voir » d’autres modes sensoriels. La sémiotique-objet photographiée est à l’évidence polysensorielle, mais nous n’examinerons que le parcours qui conduit de la saisie visuelle à l’appropriation gustative. Nous n’analyserons ni les recettes (sauf par allusion rapide, pour expliquer telle texture ou telle disposition) ni les mets eux-mêmes, et encore moins la complexité polysensorielle de la cuisine. Nous ne tenterons pas non plus de décrire exhaustivement les compositions visuelles proposées. Des unes comme des autres, nous n’examinerons qu’un des aspects, et une relation : la capacité de la « mise en assiette » (comme on dit « mise en discours », ou « mise en scène ») à nous faire sentir les saveurs et partager les impressions gestuelles, motrices et matérielles de la dégustation. Il nous faut pour cela aller à l’encontre de la position d’illustres devanciers, qui refusaient à l’art culinaire un quelconque statut sémiotique, et particulier toute possibilité figurative, Leroi-Gourhan, notamment : « Tout est théoriquement symbolisable, mais, en gastronomie, la chose n’est possible que par une véritable prothèse : […] l’odeur du thym peut être le symbole de la garrigue à l’aube, mais il s’agit d’un reliquat chez l’homme de l’olfaction comme référence spatio-temporelle ; un plat peut être un tableau, il entre alors dans le champ des références visuelles, mais sa présentation n’est pas figurative de son goût. Ce qui, dans la gastronomie, relève d’autre chose que du développement esthétique de la reconnaissance alimentaire n’est plus gastronomique4. » L’anthropologue qualifie même la cuisine d’ « esthétique sans langage ». La cause est difficile, mais le problème en est mieux circonscrit : ce que nous avons à rechercher ne relève pas d’une esthétique secondaire (un « développement » élaboré à partir de la « reconnaissance alimentaire »), mais d’une sémiotique « primaire », un langage, notamment visuel, qui nous parle du goût et de la dégustation. Jean-Marie Floch a déjà montré la richesse sémantique et mythique de l’univers intellectuel et culinaire de Michel Bras. Il a en outre tout particulièrement insisté, après 3 L’ouvrage présente quatre-vingt mets, chacun étant présenté sur une double page : à gauche les ingrédients et la recette, à droite la photographie de la composition. Nous avons sélectionné pour illustration trente de ces photographies, qui nous semblaient les plus représentatives des principes de la « mise en assiette » selon Michel Bras. La recette analysée par Jean-Marie Floch dans « L’Eve et la cistre », le loup au petit-lait, extraite d’un recueil antérieur (M. Bras, A. Bourdier et Ch.Millau, Le livre de Michel Bras, Rodez, Editions du Rouergue, 1991), n’est pas présentée dans ce recueil plus récent. 4 André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole : la mémoire et les rythmes, Paris, Albin Michel, 1965, p. 113. Greimas5, sur les matrices et les potentiels narratifs qui sont impliqués dans une recette et un mets : « …cette notation gastronomique confirme la dimension fondamentalement narrative de la dégustation que suggérait déjà le premier propos de Ch. Millau, quand celui-ci parlait des goûts complexes qui, dans la cuisine de M. Bras, se détachaient les uns des autres comme les étages d’une fusée. Ainsi, les plats ‘réels’, si l’on peut dire, ceux qui sont effectivement consommés et dégustés […], ces plats réels peuvent être abordés comme de véritables récits : les divers composants du plat sont dotés de rôles et de compétences, ils se révèlent des sujets agis, ou des sujets agissants6.» Nous y ajouterons une touche complémentaire, qui est particulièrement mise en évidence dans cet ouvrage, tant dans les textes du chef lui-même, que dans ses recettes : le jeu avec l’hôte, la manipulation délicate de qu’il faudrait appeler son « entrée » dans l’assiette, qui peut aller parfois jusqu’à la farce espiègle. Michel Bras a inventé, presque par dérision, un « concept » pour caractériser sa cuisine : le niac. Laissons-lui la parole : « Avec Sébastien [son fils], nous aimons la cuisine gaie, qui dispense étonnement et joie. C’est pourquoi nos assiettes sont animées d’une multitude de combinaisons que je qualifie de niac. Structures d’éléments visuels, odorants, goûteux, texturés, qui éveillent les sensations pour de nouvelles découvertes. Le niac anime, dynamise, tonifie, interroge par des provocations. Glissés en marge du centre de la présentation des mets, je les désigne par les termes de touches, de traces.7» Le niac est donc défini par Michel Bras selon trois aspects : (i) le premier est plastique et compositionnel, et caractérise le mets dans l’assiette : ce sont des « structures », des « touches » et des « traces », des choix de mise en assiette, et notamment par l’exploitation de la catégorie « centre / périphérie » ; (ii) le deuxième est narratif et énonciatif, et il concerne la relation entre l’auteur du plat et son consommateur, car il s’agit d’une structure de manipulation, qui vise à faire sentir, à « éveiller » des sensations, à « interroger » et à « provoquer » ; (iii) le troisième est affectif et sensible (disons : pathémique), et caractérise la réaction de l’hôte : « étonnement » et « joie », essentiellement. Là aussi, nous saurions reconnaître, dans les éléments qui composent le mets, des rôles et des compétences, mais inscrits plus particulièrement sur la dimension plastique, en raison de la réduction visuelle que nous avons décidée. Mais ces rôles et ces compétences ne sont pas au service, comme dans la perspective retenue par Floch, d’un récit mythique, interne au mets lui-même (disons : dans l’énoncé narratif), mais ils sont exploités dans une relation de manipulation énonciative (disons : dans l’énonciation énoncée). Le cadre de l’analyse est donc tracé : les éléments visuels de la composition dans l’assiette, qui ont ici le statut de traces et marques énonciatives énoncées, servent en quelque sorte d’adjuvant médiateur, entre d’un côté un énonciateur qui veut « faire sentir », « faire 5 A. J. Greimas, « La soupe au pistou », in Du Sens II, Paris, Seuil, 1983. 6 Jean-Marie Floch, op. cit., p. 90. 7 Op. cit., p. 41. partager », « provoquer » et de l’autre un énonciataire qui uploads/s3/ a-deguster-des-yeux-fontanille.pdf

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