97 En raison de ses multiples connaissances et fréquentations, Marcel Duchamp d
97 En raison de ses multiples connaissances et fréquentations, Marcel Duchamp devint à partir du début des années 1920 une figure particulièrement active dans le cadre du marché artistique parisien et étranger. Il sut tisser des liens importants entre Paris et New Y ork, devenant un personnage clé dans la circulation des œuvres entre l’Europe et les États-Unis. Son action menée pour les sculptures de Brancusi1, son rôle de conseiller dans la formation de la collection de Peggy Guggenheim2, ses relations avec les Arensberg sont seulement certains des exemples les plus célèbres de cette activité parallèle du père du ready- made3. La récente publication de la correspondance entre Duchamp et Henri-Pierre Roché confirme son soutien à certains artistes proches et son implication dans l’organisation d’expositions ainsi que dans des transactions commerciales – occupations qui, outre qu’elles témoignent de son engagement dans le milieu artistique, représentaient aussi une source de revenus4. En ce sens, l’influence de Roché, collectionneur et, pendant longtemps, courtier pour des personnages de l’envergure de John Quinn, joua un rôle non négligeable dans l’activité et dans les compétences que Duchamp parvint à acquérir dans ce domaine. T outefois, le rapport de Duchamp au jeu ainsi que l’ironie qui caractérise la majorité de ses initiatives doivent être également considérés comme partie intégrante de toute sa démarche, surtout pour ce qui concerne le milieu du marché artistique. 1 Voir Calvin Tomkins, Duchamp. A Biography, Londres 1998 ; Marc Partouche, Marcel Duchamp, sa vie, même. Biographie, 1887–1968, Paris 2005. 2 Voir Paolo Barozzi, Peggy Guggenheim, la collection, trad. française par Pierre Saint-Jean, Paris 2005. 3 Voir Elena Filipovic, The Apparently Marginal Activities of Marcel Duchamp, Cambridge 2016. 4 Scarlett et Philippe Reliquet, Correspondance Marcel Duchamp - Henri-Pierre Roché, 1918–1959, Genève 2012. Marcel Duchamp, « homme de paille » ou stratège ? La vente des quatre-vingts tableaux de Francis Picabia à l’Hôtel Drouot le 8 mars 1926 Alice Ensabella Alice Ensabella, Marcel Duchamp, « homme de paille » ou stratège ? La vente des quatre-vingts tableaux de Francis Picabia à l’Hôtel Drouot le 8 mars 1926, dans: Drost et al. (ed.), Le surréalisme et l' argent, Heidelberg: arthistoricum.net 2021, p. 97-116, https://doi.org/10.11588/arthistoricum.612.c10907 alice ensabella 98 La vente de l’ensemble de quatre-vingts œuvres de Picabia, que Duchamp organise en collaboration avec l’artiste à l’Hôtel Drouot le 8 mars 1926, représente un parfait exemple qui réunit ces deux aspects de l’attitude duchampienne. Si elle entre à plein titre dans cette activité d’« agent artistique », encore trop peu étudiée – elle en représente très probablement le premier exemple explicite –, l’ironie qui se cache derrière l’exploitation des institutions du marché est évidente. Dans les pages qui suivent, nous allons essayer de démontrer que cette vente a été conçue à la fois comme une stratégie commerciale et promotionnelle de l’œuvre de Picabia et, en même temps, comme un acte surréaliste, monté par Duchamp en suivant les codes performatifs de la dérision et de l’ironie. Ces deux facteurs créent un modèle original, indépendant, organisé sans l’aide d’un galeriste ni d’autres acteurs du marché de l’art, tout en ayant recours aux lieux institutionnels et au public de ceux-ci. Avec ce genre d’actions, dont cette vente est certainement un des exemples majeurs et le mieux réussi, les surréalistes parviennent donc à s’intégrer dans le marché parisien de la deuxième moitié des années 1920 de manière irrévérente et autonome. Duchamp et Picabia : une amitié d’artistes Avant d’entrer dans l’analyse approfondie de la vente, il est nécessaire de clarifier la relation entre les deux personnes impliquées dans celle-ci, Marcel Duchamp et Francis Picabia, ainsi que de la situer dans le contexte de la commercialisation de l’œuvre de Picabia à l’époque. Pour ce qui concerne le rapport entre Duchamp et Picabia, nul n’est besoin de parcourir dans le détail les étapes de la relation solide qui s’instaure entre les deux. À partir de cette fin de novembre 1911 où Picabia, qui préparait l’accrochage de l’exposition « Fauves et Cubistes » à la Galerie d’art ancien et art contemporain, rue Tronchet, fit la connaissance de Duchamp, nous pouvons affirmer que les deux hommes commencèrent un parcours aux côtés l’un de l’autre qui dura pendant toute leur vie5. Le soutien que les deux artistes se donnèrent mutuellement ne fut pas seulement de nature amicale et idéologique, mais il fut aussi économique. Nous savons par exemple que Picabia eut dans sa collection plus d’une œuvre de son ami, parmi lesquelles figure une de ses œuvres majeures, La Mariée de 1912 (fig. 30), et qu’il rendit le « service » à Duchamp en lui offrant en 1927 une aquarelle intitulée 5 Arnauld Pierre, Francis Picabia. La peinture sans aura, Paris 2002, p. 77. 99 marcel duchamp, « homme de paille » ou stratège ? Mariage d’intellectuels6. La vente qu’ils organisent ensemble en mars 1926 représente donc un autre épisode, certainement le plus marquant, du support mutuel et de la collaboration entre les deux artistes, ainsi que de leur propension partagée à une attitude ironique et dadaïste. Picabia sur la scène artistique parisienne au début des années 1920 La décision de planifier cette vente trouve une justification ultérieure si l’on considère la position de l’œuvre de Picabia dans le marché artistique parisien de l’époque, primaire et secondaire. Après ses différents séjours à New Y ork (entre janvier 1913 et 1917), Picabia se réinstalle en France 6 Didier Ottinger, « D’une mariée à l’autre. Duchamp et Picabia en foottit et chocolat », dans Francis Picabia, singulier idéal, cat. exp. Paris, Musée d’art moderne de la ville de Paris, Paris 2002, p. 102. 30 Marcel Duchamp, La Mariée, 1912, huile sur toile, 89,5 × 55,6 cm, Philadelphia Museum of Art alice ensabella 100 fin 1917 avec un background artistique riche et varié, mais décidé à s’imposer sur la scène artistique parisienne avec sa nouvelle production, comme en témoigne sa première exposition dada à la librairie Au sans pareil en avril 19207, où l’artiste présente ses œuvres mécanicistes les plus récentes et audacieuses. Pourtant, ses nouvelles créations ne rencontrent pas de succès chez le public parisien, qui semble encore attaché au Picabia figuratif des paysages ou des portraits espagnols. L’exposition rétrospective que Picabia décide d’organiser quelques mois plus tard, en décembre 1920, avec l’aide de Marie de La Hire à la galerie La Cible (espace d’exposition affilié à la librairie Povolosky, rue Bonaparte)8, témoigne d’une nouvelle stratégie adoptée par l’artiste (fig. 31). Organisant cette rétrospective de manière autonome par rapport au groupe dadaïste, Picabia montre que non seulement il ne renie pas sa production passée, mais que, connaissant son succès, il semble plutôt vouloir la réhabiliter et en exploiter habilement le potentiel. L’œuvre de Picabia du début du siècle circulait en effet au début de la décennie dans d’importantes galeries de la rive droite, où elle trouvait le consensus d’une bourgeoisie moderne mais encore trop conservatrice pour 7 Exposition Dada Francis Picabia, cat. exp. Paris, librairie Au sans pareil, Paris 1920. 8 Marie de La Hire, Francis Picabia, Paris 1920. 31 Marie de la Hire, Francis Picabia, catalogue de l’exposition organisée en décembre 1920, galerie La Cible, Paris 101 marcel duchamp, « homme de paille » ou stratège ? apprécier et comprendre ses œuvres dadaïstes. L’importante présence à La Cible d’œuvres appartenant à la première période de la production picturale de Picabia aura certainement attiré un public plus vaste que l’exposition dada chez René Hilsum – éditeur et directeur de la librairie Au sans pareil –, un public auquel l’occasion était certes donnée de découvrir sa nouvelle production, mais qui pouvait aussi être intéressé par l’achat d’œuvres plus anciennes. Cette théorie semble trouver une confirmation dans l’exposition organisée deux ans après, en mai 1923, par son premier marchand, Danthon, qui consacre à Picabia une grande rétrospective réunissant cent soixante-treize œuvres et offrant une vision panoramique – presque exhaustive – de l’évolution artistique et esthétique de l’artiste et qui montre que l’intérêt pour sa production précédente était encore majeur9. Le succès du « premier » Picabia est également confirmé par les œuvres de l’artiste circulant à l’époque dans le marché secondaire. Le premier tableau de Picabia dans les ventes publiques apparaît dans celle du 18 janvier 1924, organisée par le commissaire-priseur Henri Baudoin. Au numéro 113 du catalogue figure en effet l’œuvre impressionniste Bords de rivière10. Seulement un mois plus tard, toujours dans une vente organisée par Baudoin, un lot de neuf huiles sur toile – appartenant toutes à la période impressionniste du peintre – passe aux enchères (cat. 113–121)11. Ce groupe d’œuvres, dont certaines figuraient aussi dans le catalogue de l’exposition citée, pourrait donc appartenir au stock de Danthon, qui, suivant les règles du marché de l’époque, décida de relancer son artiste sur le marché12. Notre propos n’est pas cependant de nous attarder sur les acquéreurs ni sur les propriétaires de ces œuvres anciennes de Picabia, cette étude se focalisant sur la période dada et celle proche du surréalisme. La tendance semble toutefois être la même que celle du marché primaire. Les acquéreurs dans les registres de ventes uploads/s3/ marcel-duchamp-homme-de-paille-ou-stratege.pdf
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- Publié le Mai 01, 2021
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