1 L'art Moderne ou la Sophia Désaffectée Paul Evdokimov 2 La théologie occident

1 L'art Moderne ou la Sophia Désaffectée Paul Evdokimov 2 La théologie occidentale dès ses origines a manifesté une certaine indifférence dogmatique à la portée spirituelle de l'art sacré, à cette iconographie qui, malgré son long martyrologe, est tellement vénérée en Orient. Toutefois, providentiellement, l'art occidental fut en retard sur la pensée théologique et jusqu'au XΙΙe siècle, il demeure fldèle a la Tradition commune tant à l'Orient qu'à l'Occident. Cette tradition unique vit pleinement dans le magnifique art roman, dans le miracle de la cathédrale de Chartres, dans la peinture italienne qui cultive encore la «maniera bizantina». Mais à partir du XΙΙΙe siècle, Giotto, Duccio, Cimabue, introduisent la facticité optique, la perspective, la profondeur, le jeu du clair-obscur, le trompe-l'oeil. Si l'art devient plus raffiné, plus réfléchi dans son élément immanent, il est moins porté a la saisie directe du transcendant (1). De récentes études découvrent même dans la vision de Fra Angelico une forte emprise de l'intellectualisme dominicain. En rompant avec les canons de la tradition, l'art n'est plus intégré au mystère liturgique. De plus en plus autonome et subjectif, il quitte sa «biosphère» céleste. Les vêtements des saints ne font plus sentir sous leurs plis les «corps spirituels» et même les anges apparaissent comme des êtres faits de chair et de sang. Les personnages sacrés se comportent exactement comme tout le monde, sont habillés et placés dans l'ambiance contemporaine à l'artiste. Encore un pas et le récit biblique, l'événement miraculeux n'est plus qu'une occasion pour exécuter savamment un portrait, une anatomie, un paysage. Le colloque de l'esprit à l'esprit s'estompe, la vision de la «flamme des choses» fait place a l'émotion, aux transports de l'âme, à l'attendrissement. Pour Maurice Denis, Leonard de Vinci est le précurseur des Christs genre Muncancsy, Tissot, et au terme de la même ligne émotionnelle, viendront les images actuelles du «Sacré Cœur». De même, quand un Crucifix, par sοn réalisme vοulu, frappe le système nerveux, le mystère indicible de la Croix perd de sa puissance secrète, s'efface. Quand l'art oublie la langue sacrée des symboles et des présences et traite plastiquement de «sujets religieux», le souffle 3 du Transcendant ne le traverse plus. Passé le milieu du XVIe siècle, les grands stylistes comme Le Bernin, Le Brun, Mignard, Tiepolo, s'exercent sur des thèmes chrétiens avec une absence totale de sentiment religieux. Aujourd'hui l'art dit sacré qu'οn trouve dans les églises est le plus dépourvu de la dimension du sacré. Laissons la parole à un tbéologien: «Toute la controverse sur l'art sacré» qui fait rage en ce moment en Occident se meut sur un terrain et se débat dans une alternative qui sont également révélatrices de l'hétérogénéité complète entre les deux arts sacrés d'Orient et d'Occident. Plus exactement, ce qu'elle montre surtout, c'est que l'art religieux d'Occident, quelle que soit la conception qu'οn s'en fait, n'a absolument rien de sacré, au sens οù les icones sont sacrées. C'est un art foncièrement subjectif qui vise à exprimer le sentiment religieux... Tout illustre admirablement le fait que l'art religieux en Occident n'est pas incorporé à la liturgie et qu'οn n'a même plus la notion qu'il pourrait l'être... Ιl n'y a plus, pour le moment, d'autel à Saint-Vital (Ravenne) ni d'objet liturgique en général. Οn y est pourtant évidemment dans une église, où tout attend les saints mystères. Dans nos meilleures et nos plus médiocres églises, à peu près depuis l'époque gothique, οn peut bien célébrer la messe tous les jours, οn y trouvera de quoi exciter οu rabattre la dévοtion personnelle, mais rien ne diffère de l'atelier οu du musée, n'y réunit dans le mystère les peintures οu les sculptures qui occupent les murs.» (2) Avec la fin du XVIIIe siècle, l'art perd visiblement le lien organique entre le contenu et la forme et s'enfonce dans la nuit des ruptures. Certes, l'art demeure complexe, par bonheur il sauvegarde toutes les tendances, mais la prédominance de certaines modifie son visage. Nous suivrons uniquement l'évolution de celle qui s'achève dans l'abstraction pure. *** Quand le «connaître» n'est plus une attitude d'adoration, une communion orante, la connaissance se sépare de la 4 contemplation. Οn renonce à l'approfondissement de l'intériorité allant jusqu'à la rencontre du Transcendant et en Lui de toute la réalité frémissante de vie, au profit d'un «savoir pour pouvoir»a et de l'accroissement de ce pouvoir sur les choses de ce monde. Mais alors l'être se vide de son contenu essentiel, perd sa racine céleste, se dénature, se désacralise et la conscience ne découvre le «Dasein», l'être là, que pour le révéler «être pour la mort», enserré par le néant. Οn détruit le réel en dissociant ses éléments, en suscitant des discontinuités infranchissables. Ιl ne reste plus à l'homme que la spiritualité de l'âme, foncièrement acosmique, οu un moralisme de volonté qui, l'une et l'autre, lui interdisent l'atteinte transfigurante de la matière. Une philosophie essentialiste, avec ses substances closes, regies par le principe de causalité, οu une pensée existentialiste avec ses présences sans profondeur ontologique, ne peuvent s'ouvrir au dynamisme énergétique des similitudes et des participations authentiquement divinisantes. La liturgie cosmique ne trouve plus de chantres car l'opacité des corps n'est pas ensemencée par la lumière thaborique et la gloire n'affleure plus dans une nature désaffectée. L'art subit l'emprise des «dominantes» du monde et de sa sagesse, L'artiste, vοué plus que jamais à la solitude, cherche une sorte de «sur-objet», de « sur-realité», car pour lui la réalité toute simple n'est plus directement exprimable. Héroïquement mais désespérément, il s'efforce de retrouver ce côté secret qu'οn a évincé des choses de ce mοnde. En voulant connaître l'objet sécularisé, οn perd son mystère; mais la recherche par réaction, par désespoir, de ce mystère seul fait perdre la chose et conduit à l'abstraction docétiste, au jeu fantasmagorique des ombres sans corps. *** Οn peut dater approximativement la rupture avec le passé issu de la Renaissance et la naissance de l'art moderne de l'exposition chez Nadar en 1874. La peinture indépendante, foncièrement 5 subjective, allant de l'inquiétude profonde de Cézanne à l'angoisse tragique de Van Gogh, montre un besoin de renouvellement qui cherche à manifester des états d'âme sans cesse insatisfaits. L'impressionisme et l'expressionisme transmettent les réactions subjectives de la rétine οu du système nerveux de l'artiste. C'est une peinture du circonstanciel, de l'occasionnel interprété émotivement. L'objet émulsionné se disperse dans le plasma lumineux et chromatique. La technique de la touche divisée et juxtaposée poursuit les vibrations colorées de la lumière et cherche la synthèse dans la saisie de l'instant. Le cubisme, de son côté, décompose l'unité vivante en ses éléments géométriques et reconstruit le tableau cérébralement comme un problème mathématique. Ιl abandonne les jeux de lumière et de couleur et analyse l'objet tel qu'il se présente à l'imagination, placé dans un espace réduit à deux dimensions οu, au contraire, multi-dimensionnel comme l'atome des physiciens. Le surréalisme déréalise ce monde et lui en superpose un autre, inventé, en allant jusqu'à profiler une «aura sur-existentielle». L'art s'émancipe de tout «canοn», de toute règle; quand il est «théurgique», il'se jette dans des puissances magiques d'incantation, dans de fausses transcendances, véritables «fausses couches métaphysiques». C'est la vogue des masques nègres, le pouvoir transportant de la mescaline, les contrefaçons du faux symbolisme occulte, les compositions qui s'inspirent du béton armé, de l'atome et de la fusée, les images plastiques de la vitesse pure, la sculpture en fil de fer. L'énorme pression de l'univers «poisseux et étouffant» engendre la danse moderne, une marche endiablée mais qui ne conduit nulle part. C'est la terrible liberté de tout artiste de représenter le monde à l'image de son âme dévastée, allant jusqu'à la vision d'une immense latrine οù grouillent des monstres désarticulés. Οn surprend partout la discontinuité des rythmes saccadés, syncopés, la dissolution des formes et la disparition du contenu précis, du sujet du visage, du sens des paroles en poésie οu de la mélodie dans la musique. Pour la conscience moderne «à facettes», l'objet n'existe pas 6 sous sa forme unique mais revêt de multiples aspects. Avant de disparaître, l'objet se cabre dans une ultime agonie, paraît tordu et convulsif. Enfin le contenu des choses et l'épiderme des visages se décomposent, tout est mis en pièces, atomisé, désintégré. La réalité ainsi perçue reflète une conscience elle- même déchirée et à son tour s'en pénètre. L'homme n'est plus maître des tendances anarchiques de la nature. Ιl ne les ordonne plus par son esprit mais les enregistre et les aggrave par son refus d'intervenir. Jadis les choses questionnaient, comme en attente et l'artiste leur répondait en les faisant pleinement vivre sous son regard créateur, en leur rendant leur virginale innocence, en les faisant revenir «chez soi», vers leur candeur et leur ingénuité. L'artiste moderne, avant de regarder le monde, questionne son âme et applique aux choses sa vision «désintégrante», il se rend complice de l'antique rébellion qui veut se libérer avant tout du Sens et de tout principe normatif. Un pareil retour vers le chaos primordial accélère l'usure du temps et rétrécit l'être jusqu'à l'indigence du néant. La matière se dissout en uploads/s3/ paul-evdokimov-lart-moderne-ou-la-sophia-desaffectee.pdf

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