Histoire de la peinture russe Boris Chichlo EthnologueChargé de recherche au CN
Histoire de la peinture russe Boris Chichlo EthnologueChargé de recherche au CNRSDirecteur du Centre d'études sibériennes à l'Institut d'études slaves Il est presque communément admis que l'émergence, au début du XXe siècle, de diverses formes innovatrices de l'art russe ont pris leurs sources dans le courant du symbolisme français et belge. Il est dit également que c'est Valéry Brioussov (1873-1924) qui a «introduit d'un seul coup en Russie le symbolisme et le Parnasse ». Certes, lui-même reconnaissait que dès l'âge de dix-huit ans il était entièrement sous le charme de la poésie de Verlaine, de Mallarmé mais aussi de Maeterlinck, se considérant comme leur disciple. Dans la fière exclamation « Nous sommes "décadents", parce que nous nous sommes séparés de la civilisation morte », lancée dans son essai Criticisme et Symbolisme par un autre grand poète et théoricien de la littérature, Andreï Bely (1880-1934), on pouvait entendre l'écho de la fameuse déclaration de Paul Verlaine : « Je suis l'Empire à la fin de la décadence » (1883). Mais il faut néanmoins admettre qu'en ce XIXe siècle finissant, ressenti comme la fin d'un monde, le nouveau courant artistique était dans l'air dans toute l'Europe. Les écrivains, les peintres, les musiciens, les poètes et les philosophes russes qui parlaient encore parfaitement différentes langues européennes – surtout le français – et pouvaient encore voyager librement dans tous les pays occidentaux, rencontraient au cours de leurs pérégrinations des idées qu'ils reconnaissaient comme les «leurs ». Confortés dans leurs intuitions, ils retournaient en Russie pour exposer de nouveaux arguments au sein de leurs petites communautés ésotériques qui se multipliaient dans l'espace du pays. À vrai dire, à la fin du XIXe siècle, cet espace a été délimité principalement, sur le plan géographique par les deux capitales, l'ancienne et la nouvelle, et sur le plan esthétique par l'émergence d'un courant artistique : le Monde de l'Art. C'est ce nom que choisirent de donner à leur revue qui vit le jour en 1899 les Pétersbourgeois Alexandre Benois (1870-1960), peintre, historien et critique d'art, Konstantin Somov (1869-1939), Léon Bakst (1866-1924), Evgueni Lanceray (1875-1946) peintres et dessinateurs, Dmitri Filosofov (1872-1940), homme de lettres, Serguéï Diaguilev (1872-1929), célèbre organisateur d'expositions, de concerts et, plus tard, des éclatantes Saisons russes à Paris. À Moscou, les recherches intellectuelles et spirituelles ouvraient une Nouvelle Voie avec la revue du même nom fondée par les écrivains et poètes Dmitri Merejkovski (1866-1941) et sa femme Zinaida Hippius (1969-1945). Considéré comme un des « pères » du courant-novateur, Merejkovski, admirateur de Baudelaire, avait déjà fait parler de lui en 1892 par la publication du recueil Symboles et de l'essai Des causes de la décadence et des tendances nouvelles de la littérature russe contemporaine (1893) qui eut l'effet d'un véritable «manifeste du symbolisme russe ». D'autres revues aux noms dotés d'une connotation aussi symboliques que Balance (Vesy), Passage (Pereval), Fleurs du Nord (Severnye tsvety), Ìle (Ostrov), Toison d'Or (Zolotoe Runo), Apollon et autres se sont succédé au cours de la première décennie du nouveau siècle. S'il est donc incontestable que les mouvements artistiques en Russie annoncés par l'irruption du symbolisme étaient en rapport étroit avec les « mutations esthétiques » françaises, ils ont été néanmoins marqués du sceau de leur propre caractère et surtout provoqués par des causes internes. Pour mieux comprendre et apprécier l'avènement de l'art moderne russe il n'est pas inutile de se rappeler brièvement la situation historique singulière de ce pays. © L'esprit ne peut te concevoir... ª À l'époque de Rembrandt, Molière, Nicolas Poussin et Antoine Van Dijk, la Russie n'a pas encore connu d'œuvres littéraires ou picturales comparables à celles qui marquèrent l'évolution culturelle des pays européens. Les réformes radicales de Pierre le Grand annoncées par l'édification de Saint-Pétersbourg indiqueront de façon démonstrative la rupture avec les anciennes traditions de la Moscovie. La « Palmyre du Nord », par son organisation spatiale, son architecture, son art plastique, ses us et coutumes importés, apparaît comme un texte totalement nouveau, écrit dans une langue nouvelle, incompréhensible pour le reste du pays... Les changements imposés par le tsar, sans nul doute, furent efficaces. Avec une force irrépressible, il a su tourner le pays vers l'Europe. Mais le bond en avant qu'avait dû faire la Russie n'a pas été sans conséquences pour elle : divisée depuis, elle verra un jour, à Saint-Pétersbourg même, l'apparition de deux courants inconciliables : occidentalistes et slavophiles... En 1866 le poète Fiodor Tioutchev composa son célèbre quatrain qui jusqu'à nos jours pose beaucoup de problèmes « épistémologiques » aux chercheurs : L'esprit ne peut te concevoir, La toise prendre ta mesure, Russie ! Secrète est ta figure, En toi nous ne pouvons que croire. (Traduit par Paul Garde) Pour saisir véritablement le sens de ces vers, il faut replonger dans l'ambiance de l'époque qui, selon un historien, rappelait « en bien de points celle qui régnait en France avant la Révolution » : la Russie alors était devenue le pays du « réalisme triomphant » qui rejetait toutes les philosophies métaphysiques. «Les conceptions idéalistes, illustrées brillamment par Hegel, s'y voyaient battues en brèche et détrônées par le matérialisme monistique de Feuerbach. [...] Ce mouvement réaliste était étroitement lié à un rationalisme très prononcé. [...] La génération de cette époque était enflammée par une réelle foi dans le progrès ». Mais de quel pays parle cette image ? Surtout pas celui du village natal de Tioutchev près de l'Orel où les paysans russes, tout comme la plupart des habitants de l'immense Russie s'étendant de la mer de Barents à la mer du Japon, loin d' avoir subi la marque du « réalisme triomphant » étaient, au contraire, profondément imprégnés de croyances et de superstitions très prononcées. Hors de Saint-Pétersbourg, la foi des peuples de l'Empire en toutes sortes d'esprits bénéfiques et maléfiques qui étaient censés régner sur leurs demeures, leurs champs, les forêts, rivières et montagnes donnait à toute la vie du pays, selon l'expression de Nikolaï Leskov : « son caractère propre ». L'art narratif de cet écrivain, inspiré par l'aisance ludique de la tradition orale, nous fait connaître ces « indigènes orthodoxes » russes qui vouent, comme les chamanistes de Sibérie, un culte à la Terre-Mère, vénèrent l'ours, les pierres magiques, et croient davantage au pouvoir surnaturel des mots qu'à celui des choses. Bref, dans les années 1880, Leskov nous met à sa manière devant la formulation de Tioutchev sur la Russie : « L'esprit ne peut te concevoir... », l'esprit étant ici, bien entendu, celui de l'Occidental... qui intellectualise tout et soumet toute chose à sa raison et à sa logique. La personnalité de Leskov (1831-1895) et son œuvre nous éclairent d'ailleurs sur la voie singulièrement russe qui imprègne le concept de l'art moderne et les pratiques créatives des artistes. Pétersbourgeois d'adoption, narrateur de la « Russie profonde », inclassable par rapport aux courants de son temps, détesté parce qu'incompris par la majorité de ses contemporains, Leskov sera apprécié par les artistes de la génération suivante chez lesquels, comme chez lui, «l'archaïsme devient facteur et instrument de modernité ». Comme Leskov, et contrairement aux symbolistes occidentaux, les modernistes russes vont puiser aux sources : dans le folklore – mot, qui ne prendra jamais en Russie un sens péjoratif –, dans l'art populaire visuel et narratif de leur propre pays. Et bien que critiques envers l'église officielle, ils ne renonceront pas au christianisme et l'art religieux. Dans l'atmosphqre d'une catastrophe 1880. Le début de cette année fut marqué en Russie par une nouvelle escalade de la terreur : le recours à la dynamite jusque dans le palais d'Hiver, la résidence même du tsar qui ne dut qu'au hasard d'échapper à la terrible explosion qui fit trembler toute la Russie et dont l'écho retentit dans toute les capitales européennes. Mais l'année suivante, une nouvelle attaque terroriste causera la mort d'Alexandre II. Au seuil du XXe siècle, le pays vivait véritablement dans l'atmosphère d'une inévitable catastrophe. « Certaines choses étaient en train de se briser en Russie, d'autres de se perdre, quelque chose d'à peine éclos ou ressuscité prenait son envol... Vers où ? Personne ne le savait, mais déjà alors, au seuil du siècle, une tragédie était perceptible dans l'air. Oh, non pour tous. Mais pour beaucoup. », se souviendra Zinaïda Hippius plus tard, pendant ses années d'émigration en France. Les sentiments de solitude, d'abandon, d'impuissance devant la fatalité du réel renforcent chez les artistes russes les recherches personnelles destinées à construire le monde-à-moi, le monde-en-moi avec du matériel nouveau dont la solidité protectrice est assurée et vérifiée par l'efficacité d'esthétisme raffiné. À l'académisme ennuyeux représentée par des Ambulants qui exposaient dans leurs tableaux « naturalistes » le quotidien gris et misérable de la campagne russe, les peintres révoltés opposaient leur activité créatrice en lignes et en couleurs vives comme un défi à cette routine professionnelle. Un vrai artiste bonifie sa vision du monde avec les yeux d'un enfant au lieu d'étudier les scènes de la rue avec l'esprit d'un sociologue. L'artiste ne copie pas la vie, il crée son uploads/s3/ pdf-histoire-de-la-peinture-russe.pdf
Documents similaires










-
26
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jan 06, 2022
- Catégorie Creative Arts / Ar...
- Langue French
- Taille du fichier 0.3769MB