Emmanuel Alloa (éd.) Penser l’image Collection « Perceptions », dirigée par Xav

Emmanuel Alloa (éd.) Penser l’image Collection « Perceptions », dirigée par Xavier Douroux Ouvrir le document – Enjeux et pratiques de la documentation dans les arts visuels contemporains, Anne Bénichou (éd.), 2010 www.lespressesdureel.com © Les presses du réel, 2010 iii – LA viE DES imAgES horSt BrEDEkAmP: La « main pensante ». L’image dans les sciences W.J.t. mitChELL: que veulent réellement les images? JACquES rAnCiErE: Les images veulent-elles vraiment vivre? iv – rEStitutionS gEorgES DiDi-huBErmAn: rendre une image AutEurS iLLuStrAtionS SommAirE introDuCtion EmmAnuEL ALLoA: Entre transparence et opacité – ce que l’image donne à penser i – LE LiEu DES imAgES gottfriED BoEhm: Ce qui se montre. De la différence iconique mAriE-JoSE monDzAin: L’image entre provenance et destination JEAn-LuC nAnCy: L’image: mimesis & methexis ii – PErSPECtivES hiStoriquES EmAnuELE CoCCiA: Physique du sensible. Penser l’image au moyen Age EmmAnuEL ALLoA: De l’idolologie. heidegger et l’archéologie d’une science oubliée hAnS BELting: La fenêtre et le moucharabieh: une histoire de regards entre orient et occident 7 27 49 69 95 117 145 177 211 249 267 293 299 emmanuel alloa: entre transparence et opacité – ce que l’image donne à penser L’image ne se regarde pas comme on regarde un objet. on regarde selon l’image. — maurice merleau-Ponty qu’est-ce qu’une image? La multiplication proliférante des images dans notre monde contemporain semble – c’est là son paradoxe – inver- sement proportionnelle à notre faculté de dire avec exactitude à quoi elles correspondent. il semble presque en aller des images comme du temps pour saint Augustin: nous sommes perpétuellement surexposés aux images, nous interagissons même avec elles, mais si quelqu’un nous demandait de lui expliquer ce qu’est une image, nous serions bien en peine de lui fournir une réponse. on pourrait rétorquer qu’à dou- ble titre, c’est ici mal poser la question. S’interroger sur ce qu’est une image, ce serait d’une part encore manquer que l’image tend à essai- mer, à se décliner d’elle-même en formes plurielles, à se démultiplier en un devenir-flux qui se soustrait d’emblée à l’Un. D’autre part, deman- der ce qu’est une image, cela revient inévitablement à poser une onto- logie, à interroger son être. or rien ne semble justement moins assuré que cet être de l’image. Le triptyque photographique des Fictitious Portraits de keith Cottingham (1992) nous donne à voir successivement un, deux, puis trois adolescents, installés sur un fond noir face à l’appareil du photographe [fig. 1, p. 8]. Exposés à mi-corps une lumière froide, les bustes immobiles renvoient à la plastique idéalisante, tandis que les regards expriment une introduction 7 impassibilité aristocratique. Ces visages aux cheveux lisses et aux traits réguliers, presque androgynes, reposent sur des corps à la croissance encore inachevée ou mieux, comme interrompue. Dans sa perfection figée, le triptyque évoque le portrait d’un Dorian Gray sur lequel le temps n’aurait plus prise. tout comme le nombre d’images de la série, l’unité du sujet représenté se diffracte en un polymorphisme inquié- tant: reliés entre eux par une perturbante gémellité, les adolescents presque identiques se distinguent néanmoins insensiblement, sans accéder jamais pour autant à des individualités distinctes. indéniable- ment, les Fictitious Portraits de Cottingham interrogent. En débrayant le mécanisme identificateur et en déroutant l’automatisme de l’attri- bution, ses images exigent qu’on leur accorde du temps. 1. l’image pensive Aimants à regard, les photos de Cottingham ne peuvent, dans leur décalage infime, que laisser songeur celui ou celle qui les contemple. Surfaces impénétrables, elles aspirent néanmoins le mouvement de l’œil et le forcent à chercher l’origine de son intranquillité. A travers la surex- position du grain, la matérialité de l’image introduit du sable dans les rouages du visuel et crée un temps, celui du regard. Selon roland Barthes, c’est en cet instant précis que la photographie se fait subver- sive, « non pas lorsqu’elle effraie, révulse ou même stigmatise, mais lorsqu’elle est pensive1 ». Dans son analyse des lignes conclusives de la Sarrazine balzacienne (« Et la marquise resta pensive »), Barthes entrevoit l’amorce d’une telle indécision suspensive qu’à son tour Jacques rancière retrouve dans l’attitude pensive des adolescentes rêveuses photographiées par rineke introduction 9 1. keith Cottingham, Untitled (Triple), 1992. Photographie retravaillée. Série « fictitious portraits ». à ce qui est absent, rendant présent ce qui est éloigné – ce qui condui- sait Alberti à la comparer dans le De pictura à la force de l’amitié4 – il s’agit précisément de contrôler et d’arraisonner cette auto-excédence. Ce qu’à l’Antiquité les détracteurs de l’image dénoncèrent au titre de son excès, de son hybris, revient bien à cela: cette prétention d’être pré- sent, de présenter à la place même de qui est représenté fait de l’image un littéralement un « prétendant » de l’être. 2. l’image prétendante Le prétendant n’est ici jamais rien d’autre qu’un simulateur. Au lieu de se contenter de rester à sa place et de n’être que ce qu’il est, il se fait simulacre, il fait « comme si » (il est le simul des latins). A la différence du lieutenant qui supplée à l’absence de l’original, le prétendant vise non seulement la fonction du représentant, mais prétend remplacer l’original lui-même en simulant l’être5. Lorsque nous tentons de com- prendre les nouvelles réalités visuelles qui nous entourent, il n’est pas inutile de faire appel à une tradition qui, dans son ambivalence à l’égard des images, n’en a pas moins produit une réflexion souvent significative sur celles-ci. Car décrire les révolutions technologiques – comme par exemple le passage de l’argentique au digital – ne nous aide pas nécessairement à comprendre ce qui modifie les images dans leur efficace et ne masque que trop souvent qu’une pensée de l’image fait encore défaut. or les mots que nous utilisons sans trop y prendre garde pour nous référer à ces nouvelles visualités sont eux-mêmes issus d’une tradition qui fit tout pour tenir les images à distance. Ces nouvelles visualités sont dites virtuelles, d’une part parce que leur réalité ne repose sur aucune substance physique, mais encore parce Dijkstra2. Cette « pensivité » restera toutefois encore toute relative, aussi longtemps qu’elle ne nommera que l’état d’âme d’un sujet représenté, bref, que la pensivité de l’image soit donc confondue avec la pensivité du sujet de l’image. or la « pensivité » ne déploie réellement sa force de subversion que quand elle ne relève plus du sujet représenté mais qu’elle se répand et vient affecter tout ce qui l’entoure. Dans l’espace entre l’image et le regard qu’elle suscite, une atmosphère pensive se forme, un milieu pensif. un tel milieu est un espace potentiel, indéterminé encore dans ses actualisations singulières, un milieu de pensivité précé- dant toute pensée et qui, partant, « recèle de la pensée non pensée3 ». Avec force, les photos de Cottingham rappellent que, loin d’être resté extérieure à la pensée occidentale, l’image a toujours été au cœur de la pensée en suscitant en elle une extériorisation, une sortie de soi. opérationnalisée au sein d’un projet de saisie compréhensive au titre de représentation, de schéma ou de cliché, l’image ruine inévitablement tout recentrement en ceci qu’elle expose la pensée à son dehors, qu’elle l’entraîne hors de soi et la force à s’exposer à ce qu’elle ne peut encore penser et ce qu’il y a peut-être de plus difficile à penser, c’est-à-dire que la pensée émerge elle-même d’une pensivité sensible, d’un sensible impensé parce qu’inexhaustible dans son extériorité. L’ambivalence foncière à l’égard des images se joue peut-être tout entière dans cette oscillation entre la dénonciation des limites de l’image et l’opérationnalisation de son être-limité, dans l’ambiguïté entre ce qui se donne pour fini (et pouvant donc servir de support repré- sentatif à ce qui autrement se soustrait au regard) et ce qui, dans sa finitude, s’excède pourtant en permanence, ne reconnaissant jamais les limites de sa propre raison. D’où cet étrange paradoxe dans l’attitude à l’égard de l’image: tout en reconnaissant qu’elle a le pouvoir de toucher introduction 11 EmmAnuEL ALLoA 10 lui revient pas. Les débats sur l’image, anciens ou nouveaux, sont sou- vent des débats autour des lieux et places à accorder aux images. A ce titre, les pensées de l’image ont rarement été des pensées à partir de l’image (ou selon l’image, pour parler avec merleau-Ponty), mais consistaient plutôt en une insertion de cet objet troublant et déran- geant dans un ordre des savoirs déjà établi. Bien souvent, le caractère protéiforme des images et leur force déplaçante a suscité des stratégies de reterritorialisation efficaces, permettant de désamorcer les conflits autour du « lieu » et d’en amender la prétention. Paradoxalement, l’écart interne à toute image entre son apparaître et ce qu’elle fait appa- raître – écart que l’on pourrait qualifier, avec gottfried Boehm, de « différence iconique » – a pu servir de prétexte aux iconoclasmes les plus féroces, mais aussi à une véritable iconophilie inconditionnée. insister sur le fait que l’image apparaissante est toujours moins que ce qu’elle donne à voir, c’est insister sur son irréductible autonomie et sa matérialité indépassable; insister sur le fait que ce que nous voyons dans une image est toujours plus que uploads/s3/ penser-limage-sommaire.pdf

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