Roger POUIVET 5 Roger POUIVET L’art de masse : Ontologie et valeur* Mode d’exis
Roger POUIVET 5 Roger POUIVET L’art de masse : Ontologie et valeur* Mode d’existence et technique* À la fin de 1997, en quelques semaines, plusieurs dizaines de millions de personnes ont vu le film Titanic. Ce film est exemplaire de ce qu’on entendra par une œuvre d’art de masse : faite pour un public planétaire, diffusée par des moyens techniques de communication, son accès est intellectuellement facile et direct parce qu’il ne suppose ni exécution ni interprétation. L’art de masse se rencontre à la télévision, au cinéma, grâce à la vidéo, au disque, dans la littérature grand public, la photo- graphie de mode ou publicitaire. Dans la vie de la plupart des gens aujourd’hui, les œuvres de l’art de masse occupent une place bien plus grande que celle des œuvres « classiques ». Ce dernier terme est appliqué ici aux oeuvres faites pour un public restreint, qui ne requièrent pas de moyens techniques de communi- cation et dont l’accès exige une culture humaniste. La plupart des philosophes ont sous-estimé la spécificité ontologique de * Ce texte constitue un résumé des conceptions que j’ai défendu dans mon livre : L’Œuvre d’art à l’âge de sa mondialisation, un essai d’ontologie de l’art de masse, La lettre volée, Bruxelles, 2003. Voir aussi : « L’ontologie du rock », Rue Descartes, à paraître en 2008 ; « Des arts populaires aux arts de masse », in J.-P. Cometti, Les arts de masse en question, La lettre volée, Bruxelles, 2007 ; « Sur l’art de masse », Médium, 2, janv-mars 2005. l’art de masse. Son mode d’existence est irréductible à celui des autres œuvres, « classiques ». Il résulte de possibilités techniques nouvelles, apparues dans la première moitié du XXe siècle. Par exemple, l’œuvre d’art musicale de masse dépend des techniques d’enregistrement, au point, on le verra, que cette œuvre est un enregistrement. Tout artefact, quel qu’il soit, dépend ontologiquement des intentions de ceux qui le produisent et l’utilisent. Mais ces intentions peuvent elles-mêmes dépendre de possibilités techniques. Une objection vient immédiatement à l’esprit : la notion de « masse » dans « art de masse » n’est-elle pas sociale et non ontologique ? N’est-ce pas même par sa dimension politique que l’art de masse doit être appréhendé ? Il serait difficile d’affirmer qu’il ne possède aucune dimension sociologique. Cepen- dant, dans « art de masse », « masse » ne désigne pas un statut social : celui « des masses » qui seraient l’objet de menées aliénantes d’une classe, dirigeante et oppressive. « Masse » ne signifie pas non plus « populaire ». C’est une désignation quantitative : l’art de masse s’adresse à un public indifférencié et mondial, juste- ment sans caractéristique sociale définie, à n’importe qui. Le critère de réussite d’une œuvre d’art de masse, est de par- venir à « transcender » l’appartenance à des groupes sociaux. Qu’elle y parvienne est lié, me semble-t-il, à ce mode L’art de masse : Ontologie et valeur 6 d’existence spécifique rendu possible par la technique. Commençons par examiner ce mode d’existence spécifique avant de nous interroger sur la valeur de l’art de masse.1 L’ontologie de l’art de masse X est une œuvre de l’art de masse si et seulement si2 : (1) X est une œuvre d’art à instances multiples ou à types ; (2) X est produit et diffusé par une technologie de masse ; (3) Par ses formes narratives, les sentiments qu’elle appelle et même son contenu, X est accessible au moindre effort, virtuellement au premier contact, pour le plus grand nombre, et même pour un public qui n’a reçu aucune (ou quasiment aucune) formation. (1), (2) et (3) sont des conditions disjonctivement nécessaires et conjon- ctivement suffisantes pour que X soit un œuvre de l’art de masse. Dès lors, les trois conditions ensembles garantissent que nous avons bien affaire à une œuvre d’art de masse. De ces trois caractéristiques, la première est peut-être la plus délicate à comprendre. Supposons que nous ayons à répondre à la question de savoir où sont certaines œuvres : La Joconde, la Victoire de Samothrace, la Ve Symphonie de Beethoven ou Madame Bovary. Pour les deux premières, nous dirions qu’elles sont au Louvre. Pour les deux autres, 1 Pour mes conceptions générales au sujet de l’ontologie de l’art, voir Roger Pouivet, L’ontologie de l’art de masse, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2000 ; « Sur l’art de masse », Médium, 2, janv-mars 2005. 2 Voir Noël Carroll, A Philosophy of Mass Art, Oxford, Oxford University Press, 1998. leur localisation spatiale n’aurait pas de sens. La Ve Symphonie n’est pas localisable parce qu’il suffit d’exécuter quelque part sa partition pour avoir une instance de l’œuvre. Lire Madame Bovary, c’est lire n’importe qu’elle exemplaire (instance) de l’œuvre. Le manuscrit original n’est qu’une instance particulière de l’œuvre : le lecteur du manuscrit autographe ne peut se targuer d’avoir eu un accès à l’œuvre « authentique ». Dans les arts à instances multiples, l’œuvre est multiple, elle possède un nombre indéterminé d’instances. L’accès à l’œuvre ne suppose pas d’être mis en présence d’une chose singulière, comme dans le cas de La Joconde. C’est alors une condition nécessaire – mais certes non suffisante – d’une œuvre d’art de masse qu’elle puisse avoir de multiples instances. Comment pourrions- nous y avoir un accès immédiat et aisé (condition 3) si elle n’était pas douée d’ubiquité ? Dans la musique classique, cette ubiquité a été rendue possible par le développement de la notation musicale standard. L’identification et la ré-iden- tification d’une œuvre musicale est facilitée, si elle n’est pas simplement rendue possible, par le respect du texte musical, c’est-à-dire de la partition. Dans la musique de masse, cette ubiquité est liée à des moyens techniques, en particu- lier à l’enregistrement. D’où l’importance des moyens technologiques de pro- duction et de diffusion : la multiplicité des instances est une condition onto- logique de l’existence de l’art de masse, les techniques de masse (enregistrement, radiodiffusion, cinéma, photographie, internet, CD, etc.) en sont une condition technologique. S’agissant d’artefact, onto- logie et technologie ne sont pas sé- parables. Roger POUIVET 7 Les moyens de diffusion – l’impres- sion (littérature), l’exposition (peinture, sculpture), l’exécution (musique) – étaient relativement extérieurs aux œuvres. L’ac- crochage d’une œuvre dans telle église est une donnée que le peintre italien du XVIe siècle n’ignore pas. La peinture de fresque intègre l’élément architectural où l’œuvre prend place. Il en va de même pour le sculpteur dont le projet est généralement d’une œuvre pour un endroit particulier, c’est-à-dire dans tel contexte architectural. De plus, le peintre classique sait à qui il s’adresse, pour qui il peint : il vise une communauté déterminée, religieuse par exemple. La diffusion de l’œuvre classique reste cependant une extériorisation ou une manifestation de l’œuvre. Même si ses formes peuvent être déterminées par le contexte de sa diffusion, l’œuvre classique ne dépend pas ontologiquement, dans son mode d’existence, des conditions techniques de sa diffusion. En revanche, l’œuvre d’art de masse n’existe que par et dans sa diffusion. Pour un groupe de rock, Pink Floyd ou The White Stripes, la diffusion par le disque n’est pas quelque chose de contingent. Le groupe fait un enregis- trement. L’œuvre intègre le moyen de diffusion lui-même : le re-recording (possi- bilité pour un seul artiste de « jouer » avec lui-même), le mixage, les multiples effets sonores, mais aussi la durée des morceaux liée, jusque dans les années 1980, à la durée maximale d’une face d’un disque de vinyle, la diffusion radiophonique, aujourd’hui le clip, la vidéo, l’internet. Le disque est l’œuvre elle-même, ce n’est pas un moyen de témoigner de l’œuvre telle que, une fois, elle a pu être exécutée. L’œuvre ne préexiste pas à la sortie du disque.3 3 Voir Stephen Davies, Musical Works and Performances, Autant dire qu’elle se confond avec son moyen de diffusion. On notera qu’à cet égard c’est très différent dans la musique classique ou même le jazz. Un écrivain comme Thomas Harris ne réalise pas une œuvre dont la diffusion sera assurée par sa publication en anglais, puis par des traductions. Il réalise un produit : un livre répondant, dans son élaboration même, à des exigences de diffusion. Principale exi- gence : le livre doit être universellement intelligible. Thomas Harris ne s’adresse pas à un public lettré, défini par les études qu’il a faites, la langue qu’il parle et son mode de vie. Il vise un public hétérogène, aux préoccupations et aux modes de vie diversifiés. Son livre de grande diffusion doit aussi être lisible quelles que soient les conditions : allongé sur un lit, dans un train, dans la salle d’embarquement d’un aéroport. Cela ne veut pas dire seulement que le format ou la typographie du livre doivent être adaptés à ces conditions, mais son contenu même, le récit qu’il comprend, les références, son style, le découpage en chapitres. L’ubiquité de l’œuvre littéraire classique est garantie par le système linguistique des langues ordinaires (français, anglais, russe, etc.), rendant possible la multiplicité des exemplaires : pour avoir le même texte, il suffit uploads/s3/ roger-pouivet-nr-8-pp-5-13-0.pdf
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- Publié le Sep 28, 2021
- Catégorie Creative Arts / Ar...
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