Littérature Sur le désoeuvrement : l'image dans l'écrire selon Blanchot Marie-C
Littérature Sur le désoeuvrement : l'image dans l'écrire selon Blanchot Marie-Claire Ropars-Wuilleumier Citer ce document / Cite this document : Ropars-Wuilleumier Marie-Claire. Sur le désoeuvrement : l'image dans l'écrire selon Blanchot. In: Littérature, n°94, 1994. Réalismes. pp. 113-124; doi : 10.3406/litt.1994.2334 http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1994_num_94_2_2334 Document généré le 01/06/2016 Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, Université Paris VIII SUR LE DESŒUVREMENT : L'IMAGE DANS L'ÉCRIRE SELON BLANCHOT De l'image aussi, il est difficile de parler rigoureusement. L'Entretien infini Si l'écrire selon Blanchot appartient au désœuvrement, soit à « l'absence d'œuvre » et à « l'interruption » dans l'idée même de l'œuvre {El, p. 44) *, il se place du même geste sous le signe de l'autre, c'est-à-dire de celui qui n'est pas l'un, mais qui toujours parle au lieu de l'un. Telle est la force critique de Blanchot, et son impact dans la théorie : la mise en crise des idées d'être et d'unité relève de l'essence même de l'écriture telle qu'elle s'expose dans le désœuvrement. Pensée de l'autre et penser par l'écrire vont ainsi de pair. On n'entendra donc pas le désœuvrement comme désastre de l'œuvre ou impossibilité d'écrire après la catastrophe de l'Histoire. Si le désœuvrement a affaire avec le désastre, c'est d'abord au sens où il fonde la condition même de l'écriture sur l'éloignement de l'astre : en d'autres termes, selon l'Écriture du désastre elle-même, « l'espace sans limites d'un soleil qui témoignerait non pour le jour, mais pour la nuit libérée d'étoiles, nuit multiple » {ED, p. 13). La nuit libérée d'étoiles, la nuit devenue multiple par la présence négative de la lumière. Ainsi relié au désastre, le désœuvrement ne dit pas la perte de l'œuvre, mais la condition paradoxale d'une écriture « où cesse le discours » {El, p. 44) pour qu'advienne « la parole plurielle ». Mais si le désœuvrement se doit alors de s'arracher à l'œuvre de parole pour se rendre au dehors du langage, c'est dans le langage lui-même et en lui seul que ce « dehors de toute langue » {El, p. 111) ne cesse d'avoir lieu. Il peut donc sembler arbitraire de relier l'acte du désœuvrement à une intervention de l'image. La perspective est d'autant plus risquée que l'idée d'image ne fait pas l'objet, chez • Références des citations de Blanchot : EL : L'Espace littéraire, Gallimard, « idées », Paris, 1955. LV : Le Livre à venir, Gallimard, « idées », Paris, 1959- El : L'Entretien infini, Gallimard, Paris, 1969. A : L'Amitié, Gallimard, Paris, 1971. ED : L'Écriture du désastre, Gallimard, Paris, 1980. 113 Sur le désœuvrement L'IMAGE, LE DÉDOUBLEMENT Blanchot, d'une approche frontale, comme c'est au contraire le cas pour les notions constitutives de l'écriture plurielle : à la différence du « fragmentaire », du « rapport » ou de la « réécriture », qui s'analysent en tant que tels, l'image n'intervient le plus souvent que sous la forme de ces annexes, incidence oblique, ou digressions analogiques qui, dans L'Espace littéraire, vont baliser le détour constitutif de l'écriture, en prenant appui sur un mythe consacré au détour du regard : ainsi du « regard d'Orphée », tout orienté par le double jeu du poète qui ne va chercher Eurydice que pour la ramener vers la nuit, l'autre nuit, où a commencé l'écrire. Si Orphée se retourne, et s'il regarde, n'est-ce pas précisément pour en finir avec la vue ? Bien davantage, on a voulu lire dans L'Entretien infinite renoncement de Blanchot à tout rapport avec l'image : ainsi du fameux chapitre « Parler ce n'est pas voir », compris comme un désaveu du regard, alors qu'il ne rejette que le pouvoir de la vision, et non le recours au geste de voir. Insistant au conuaiie sur le lôle de l'image dans ia mise en jeu de l'écriture, j'engagerai ici une double hypothèse : 1) L'image est une constante marginale qui accompagne toute la réflexion critique de Blanchot, depuis le regard d'Orphée dans L'Espace littéraire jusqu'à celui de Narcisse dans L'Écriture du désastre: ceci veut dire que l'image, sans se prêter à une définition stable, travaille sur les marges du texte, où le flottement de la notion contribue précisément à empêcher la stabilisation du discours dans un énoncé unitaire. 2) L'image est co-extensive à l'invention du désœuvrement, mais sous une forme négative, et parce qu'elle permet d'éprouver la négativité de la forme : il ne s'agit certes pas d'ajouter l'image au langage pour entrer dans l'ordre de l'écriture plurielle, et de ce point de vue rien n'est plus étranger à la pensée de Blanchot que la recherche de l'étoilement hiéroglyphique ; mais ie pluriel ne peut agir dans le langage qu'à travers la médiation d'un double qui lui fasse ombre. En ce sens l'image n'est pas seulement un facteur d'analogie, interdisant l'édification conceptuelle ; elle intervient aussi comme un opérateur anagogique, en cela qu'elle nous conduit, par la singularité de son statut, vers une pensée de ce qu'il y a de proprement impensable dans l'exercice de l'écrire. certains traits par lesquels l'idée d'image éclaire le paradoxe du désœuvrement, dans ce qu'il offre à la fois d'inaccompli et d'incessant ; mais le premier versant nous ramènera sans cesse à l'exigence de ne pas construire une théorie de l'image là où l'image intervient d'abord pour désavouer le repli théorique du discours, fût-il discours de et sur l'écriture. Récusant l'allégorie, où le sens se substitue à la figure, aussi bien que le symbole, où la figure se dissout dans la profusion du mystère, l'expérience de l'écrivain a affaire à la réalité matérielle et attestable de l'image : tel est le « secret du Golem », que Blanchot va éclairer par un 114 Réflexions critiques produits par la caméra diabolique d'un savant démiurge, attirent dans leur séjour un fugitif qui, séduit par l'une d'entre elles, devient image à son tour et meurt dans le sillage de ces ombres devenues immortelles (LV, pp. 136-138). Je ne retiendrai pas ici, du moins pour l'instant, le statut machinique et filmique de ces images — très exceptionnel chez Blanchot, qui écarte tout rapport de l'image avec la fabrique médiatique de l'audiovisuel. Ce qui importe d'abord, dans ce mythe borgésien qui rejoint le mythe d'Orphée, c'est une double composante de l'expérience d'image : a) l'image est attestable, dans la mesure où elle naît du regard porté sur l'objet — ici, exceptionnellement mais sans doute symptomatique- ment, un regard-machine, précédant et informant le regard humain ; b) loin de se substituer à la chose ou à l'être regardé, l'image s'insinue au cœur de l'objet, dont elle précipite le devenir fantomal. Sans doute convient-il de relier cette expérience à celle de la mort, comme le propose la seconde version de l'imaginaire, où la vision du cadavre offre un exemple radical du devenir-image de l'homme dans et par la mort : j'y reviendrai ultérieurement. Mais ce dévoilement de l'image dans la chute mortelle de l'être humain — qui est aussi, paradoxalement, le devenir immortel de l'homme — ne doit pas occulter la relation fondamentale que la découverte de l'image entretient avec la condition d'écrire : l'écrivain séjourne auprès de l'image, et ce séjour « est son œuvre » (LV, p. 136), dans la mesure où il est renoncement à ramener l'œuvre au jour. Ainsi Orphée, comme Morel, entre-t-il dans la logique du désœuvrement à partir du moment où, regardant Eurydice, il précipite en elle la mise à mort de la représentation par la transformation du corps en son image. Il y a là, constitutif du détour de l'œuvre, un détournement radical du principe mimétique : le désœuvrement renonce à la distinction rassurante entre la chose regardée et son élaboration esthétique, qui lui succéderait ; précipitant l'image au sein de l'objet, il fait du devenir image de cette chose la condition même d'un écrire qui, par le regard, se détournerait de la représentation et de la signification qu'elle implique. C'est là le paradoxe instauré avec l'image et, à travers elle, dans le geste d'écrire : parce qu'elle est une opération de doublage — l'imitation imageante ne consiste-t-elle pas à proposer un double du réel ? — elle va rendre visible et évident un dédoublement originaire qui ne permettra plus de distinguer le double et le réel, devenu soi-même son propre double et comme l'ombre de soi. L'image s'oppose à la représentation, mais en s'inscrivant dans la représentation elle-même, voilà sans doute l'apport le plus fondamental de Blanchot à une pensée de l'image qui, par le regard, affecterait toute vue. Corps fermé, visage scellé, présence voilée, mais comme futilité vide — tels sont les attributs que reçoit Eurydice deux fois perdue dans le regard d'Orphée (EL, pp. 228-233). Elle est ainsi rendue à la nuit, et par là à l'inspiration d'Orphée ; mais, à titre d'ombre, elle ouvre en même temps le réseau de la ressemblance qui de texte en texte 115 Sur le désœuvrement désigne, chez Blanchot, le rapport entre le devenir-image et l'exil hors de soi. La ressemblance inscrite dans l'être n'est pas seulement la disparition du sens, érigé en « pur semblant » (EL, p. 359) uploads/s3/ ropars-wuilleumier-marie-claire-sur-le-desoeuvrement-l-x27-image-dans-l-x27-ecrire-selon-blanchot.pdf
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- Publié le Nov 10, 2022
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