HUSSERL ET L` ESTHÉTIQUE Sacha-Carlson Que peut nous dire la phénoménologie sur

HUSSERL ET L` ESTHÉTIQUE Sacha-Carlson Que peut nous dire la phénoménologie sur l'art? Voilà une question que je médite depuis quelques temps, arrivant progressivement à un double constat : d'une part, qu'une phénoménologie rigoureuse de l'art ne peut échapper à un examen serré des œuvres, non seulement abordées esthétiquement, mais aussi historiquement et techniquement; et d'autre part, que le point de départ philosophique le plus fécond, pour une telle réflexion, se trouve chez Husserl lui-même, dont les quelques analyses qu'il nous a léguées sur la question s'avèrent extrêmement précieuses pour aiguiser notre regard quant à l'expérience proprement artistique. C'est donc à partir de Husserl que j'engagerai donc ici ma réflexion, en commençant par citer un important texte (n°18 de Hua XXIII) datant de 1918 : « L’art est le domaine de la phantasia (Phantasia) mise en forme, perceptive (perzeptiver) ou reproductive, intuitive mais en partie aussi non intuitive » (Hua XXIII, 514). Cette citation, sans doute un peu abrupte, a au moins le mérite de nous conduire directement au cœur de la question, et elle appelle d’emblée plusieurs remarques (cf. à ce propos Hua XXIII, n°18a). Tout d’abord, en affirmant que l’art est le domaine de la phantasia, Husserl révoque d’un seul et même geste deux traditions philosophiques majeures, qui comprenaient le beau (artistique ou naturel) soit à partir de la jouissance qui procurent les sensations prises à un objet, soit à partir de la forme intelligible (l’idée ou le concept) appréhendée à même la chose perçue. Or pour Husserl, dont la pensée fait ici étrangement étrangement écho à la troisième Critiquekantienne, ni l’empirisme ni l’idéalisme classiques ne peuvent expliquer l’expérience du beau, dans la mesure où ce n’est ni la perception sensible ni l’entendement qui sont à même de rendre compte de cette expérience insigne, mais un autre registre de l’expérience qu’il nomme phantasia. Reste bien sûr à comprendre en quoi consiste cette activité « phantastique » mise en jeu dans le domaine esthétique ou artistique. À cet égard, Husserl précise qu’il s’agit d’une phantasia « mise en forme ». Comprenons qu’il ne s’agit pas de ce qu'il nomme parfois la « phantasia pure », laquelle se déploie à l’écart de toute réalité effective, et dont le surgissement et la disparition inopinés, comme en un éclair, ne permet aucune stabilisation de la chose appréhendée: ainsi en va-t-il, par exemple, dans le rêve, qui est sans doute le meilleur exemple pour illustrer ce registre de la phantasia pure. Ce que Husserl vise ici est plutôt un type de phantasia dont le contenu, qui se rapporte à un individuel, est présenté d’une manière déterminée, et qui intuitionne donc son objet. Pour autant, il ne s’agit pas d’une simple perception (Wahrnehmung) d’un individuel « en chair et en os », mais d’une phantasia, et où donc la conscience d’être qui caractérise l’expérience perceptive a été pour ainsi dire « castrée » (cf. Hua XXIII, 505). Plus précisément, il peut s’agir d’une phantasia que Husserl nomme « reproductive », où un intuitif est conscient avec son contenu, mais de manière modifiée par rapport à la perception, comme c'est par exemple le cas dans la conscience d'image (mais aussi dans le souvenir : sur les difficultés attachées à la notion de reproduction, cf. par les exemple les textes 13 et 14 de Hua XXIII). Husserl expliquera cependant par ailleurs (cf. par exemple Hua XXIII, 515) que si la conscience reproductive entre souvent en jeu dans la réception d'une oeuvre d'art, elle ne lui est pas intrinsèquement constitutive. Je reviendrai ultérieurement sur cette question. Car dans le cas de l’art, il s’agit plus fondamentalement, pour Husserl, de ce qu'il nomme une « phantasiaperceptive » (perzeptive Phantasie) : notion cardinale qui, dans son paradoxe apparent (il s’agit d’une phantasia, alors qu’y entre en jeu de la perception), est à même de nous donner la clef d’une phénoménologie de l’œuvre d’art. C’est que la chose artistique requiert précisément d’être effectivement perçue (perzipiert), mais sans être stabilisée comme l’objet d’une perception (Wahrnehmung), lorsqu’elle se met au contraire à osciller dans la phantasia entre ce qui est effectivement perçu et ce qu’elle suscite au-delà de la perception, entre l’éclat de son apparence et ce qu’elle donne mystérieusement à « voir », à sentir et à éprouver, au-delà de ce qui est simplement figuré. Du reste, c’est en creusant ce paradoxe qu’on peut comprendre que l’art, comme dit Husserl, ne se meut pas nécessairement dans la sphère de l’intuitivité (cf. Hua XXIII, 514) : c’est que s’il y entre nécessairement en jeu la perception (Perzeption) (et donc en une sens l’intuition) d’une chose ou d’un être déterminé dans sa matérialité, l’ « objet » de la phantasia proprement artistique n’est jamais lui-même donné dans une intuition déterminée, mais « flotte » constamment entre un « ailleurs » proprement infigurable (quoiqu’éminemment concret) d’où il semble surgir, et son émergence dans le champ de la perception (Perzeption), entre son accession au champ du sensible par lequel il est proprement éprouvé, et son retrait de toute région de l’être dans son ostentation. Aussi, la question qu’il faut poser semble bien être celle-ci : qu’est- ce qui est « perçu » et/ou aperçu dans la phantasia perceptive proprement artistique ? Cette question trouve un premier éclaircissement si l’on examine la conception de la conscience esthétique que Husserl a très tôt mise en place. Dans un texte datant de 1906 (Il s’agit de l’Appendice VI afférent au §17 du cours de 1904/1905 présenté comme texte n°1 de Hua XXIII, pp. 144-147), il propose inauguralement de distinguer entre l’intérêt pris à une chose et l’intérêt pris à l’apparition d’une chose. Dans le premier cas, explique-t- il, l’intérêt concerne la chose en tant que réalité effective appartenant au monde réel. Ce type d’intérêt caractérise l’attitude théorique, où la conscience est dirigée vers l’être réel de la chose pour la déterminer ; mais il caractérise tout aussi bien l’attitude pratique, dans laquelle le regard est tourné vers une chose (ou une représentation) pour se l’approprier, la remodeler ou la réaliser. Or dans le second cas (si l’on exclut le cas spécifique de l’attitude psychologique où l’apparition peut elle-même être prise comme objet théorique d’étude) l’intérêt devient proprement esthétique : le regard se porte alors vers l’apparition comme telle, en tant qu’y est contenu « le maximum de moments sensibles et la complexion qui procure satisfaction dans cette complexion » (Hua XXIII, 145) : une conscience claire d’objet s’éveille certes à travers ce regard, mais « l’intérêt ne concerne pas l’objet en tant que membre du monde effectivement réel, selon ses propriétés objectales, ses relations etc., mais précisément, l’apparition seulement » (ibid.). Ce qui extrêmement précieux dans ce court texte, c’est qu’il nous plonge directement au cœur du paradoxe constitutif de ce que Husserl nomme ici l’ « intérêt esthétique ». Alors que, comme on l’a vu, l’intérêt théorique et pratique concernent toujours l’objet dans sa réalité effective, ceux-ci ne requièrent pas, pour advenir, la présence effective d’une chose : il n’est en effet pas nécessaire qu’une chose me soit actuellement donnée dans la perception sensible pour pouvoir en dégager certaines propriétés théorique (si toutefois je dispose d’un minimum d’informations et que la chose en question soit l’objet d’une expérience possible) ; de même, ma volonté (pratique) peut être déterminée par un objet qui n’est pas actuellement perçu, mais par une simple représentation qu’il s’agit précisément de réaliser. Or il est caractéristique que l’intérêt esthétique ne s’éveille jamais qu’en présence d’une chose individuelle, comme configuration concrète émergeant d’un matériau – qu’il s’agisse de la matérialité de la toile peinte, des sonorités qui constituent la musique, ou du corps et des gestes d’un comédien ou d’un danseur, etc. –, bien que le regard ne s’arrête pas ici sur la réalité (Realität) de la chose, mais la rencontre plutôt en tant qu’elle apparaît de manière singulière, lorsque son mode d’apparition lui confère une unité originale, indépendante de tout concept, et qui suscite une satisfaction irréductible à tout intérêt quant à l’existence ou la non existence de la chose. Tel est donc le paradoxe constitutif de la conscience esthétique, que celle-ci requiert tout à la fois la présence d’une chose inscrite dans la matière, mais que cette adhérence à l’être est immédiatement, et pour ainsi dire spontanément mise hors-circuit, dans le même mouvement où jaillit, à même la chose, son apparition comme telle. (À n’en pas douter, on retrouve ici quelque chose de la leçon kantienne, puisque pour l’auteur de la troisième Critique (que Husserl évoque explicitement: cf. Hua XXIII, 145, note 253), on le sait, le jugement de goût se caractérise précisément par son désintéressement quant à l’existence de la chose. Comme on le verra, les analyses des Husserl permettent de préciser la nature de ce désintéressement qui a si souvent été mal compris). Or il est caractéristique que pour Husserl, ce paradoxe se répercute au niveau des puissances affectives spécifiquement mises en jeu par la conscience esthétique. Il s’en explique de manière tout à fait saisissante dans un texte de uploads/s3/ sacha-articulo-sobre-la-estetica-de-husserl.pdf

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