MiChele bertolini THE ABSTRACT SUBLIME : SUR LES TRACES DU SUBLIME CONTEMPORAIN
MiChele bertolini THE ABSTRACT SUBLIME : SUR LES TRACES DU SUBLIME CONTEMPORAIN À l’intérieur du panorama de la peinture abstraite américaine des années quarante et cinquante du XXe siècle, la catégorie du sublime a connu une reformulation critique marquée par les textes de Barnett Newman, « The Sublime Is Now » (1948), et de l’historien de l’art Robert Rosenblum, « The Abstract Sublime » (1961), qui d’une cer- taine façon encadrent la décade plus riche et éblouissante de l’école artistique de New York. Le premier essai marque le début de la maturité artistique de Newman, qui envisage dans le sublime la voie majeure d’un art amé- ricain délivré du poids de l’art européen, incapable de rompre tous ses liens avec le beau et ses déformations, ce qui veut dire, selon l’artiste, avec l’idée de la perfection de la forme et de l’art comme objet évalué en vertu de ses qualités plastiques1. Le deuxième essai, écrit par un jeune historien de l’art quasiment à la fin de cette saison de l’art américain qui a déplacé le barycentre de la peinture contemporaine de Paris à New York, vise dans le sublime ce mouvement d’élévation (sub) d’un regard oblique (li- mis, limus) par lequel il est possible de passer les limites ou le seuil (limen) qu’impose toute représentation. Rosenblum noue de plus 1 B. Newman, The Sublime Is Now, in Selected Writings and Interviews, éd. par de J.P. O’Neil, New York, Alfred A. Knopf, 1990, pp. 170-173. L’essai de Newman répond à la question posée par l’éditeur de la revue Tiger’s Eye : « The Ideas of Art : Six Opinions on What Is Sublime in Art ? », Tiger’s Eye, 1948, vol. I, n° 6, pp. 51-53. Sur ce même numéro Robert Motherwell signe un article (« A Tour of the Sublime », pp. 46- 48) dans lequel il envisage le sublime comme un principe de l’éloigne- ment des aspects expressionnistes qui réussit à donner forme objective à l’angoisse individuelle. Cf. F. Tedeschi, La scuola di New York. Origini, vicende, protagonisti, Milano, Vita & Pensiero, 2004, p. 130. 242 Revisiter le sublime un rapport historique et théorique souterrain entre la tradition de la peinture sublime de paysage nord-européenne (Caspar David Frie- drich notamment), l’abstraction visionnaire du XIXe siècle (Joseph Mallord William Turner) et l’expressionnisme abstrait du XXe siècle de Rothko ou de Newman2. En suivant la voie tracée par Rosenblum, l’abstrait sublime devient un style artistique reconnaissable qui, au cours du XIXe siècle, affranchit la peinture du réalisme de l’art fran- çais et de toute référence figurative pour rejoindre les États-Unis dans le XXe siècle3. Par-delà le cadre historique et artistique évoqué, je voudrais poser ici deux ordres de problèmes théoriques et philosophiques, qui en- gagent la possibilité même du sublime abstrait dans les arts visuels. On peut les formuler sous forme d’interrogations. D’une part, les deux textes de Newman et de Rosenblum posent le problème de la relation entre le sublime et l’abstraction, ou plus en général la possibilité même du sublime dans les arts visuels, d’un sublime d’ordre pictural. Certes, le mot abstraction est ambigu et souvent mal interprété, d’autant plus qu’il a été refusé par les artistes de l’école de New York, qui ont préféré se référer à une peinture non figurative, non objectale, dénouée d’une fonction de représenta- tion4. L’enjeu de la réflexion et de la pratique artistique de Rothko, Newman ou Pollock tourne plutôt autour de la question de l’auto- nomie, de l’auto-évidence de l’image picturale, dégagée de sa sou- mission séculaire aux mots et aux concepts pour être ramenée à sa racine d’expérience sensible et visible. Le rapport entre abstraction et sublime se justifie en tant que langage de signes qui permet de développer une pensée iconique, strictement visuelle, irréductible à 2 R. Rosenblum, « The Abstract Sublime », ARTnews, 1961, vol. 59, n° 10, pp. 38-41. 3 R. Rosenblum, Peinture moderne et tradition romantique du Nord, tr. fr. D. Le Bourg, Paris, Hazan, 1996. 4 Il est utile à ce propos le renvoi aux déclarations de Barnett Newman, qui refuse à la fois le terme abstraction et la fonction représentative de ses œuvres d’art, même si elles utilisent des formes abstraites : cf. B. New- man, The Plasmic Image, in Selected Writings and Interviews, op. cit., pp. 138-155. Cf. G. Roque, Qu’est-ce que l’art abstrait ? Une histoire de l’abstraction en peinture (1860-1960), Paris, Gallimard, 2003. M. Bertolini - The Abstract Sublime 243 la dimension dénotative du langage verbal et à l’horizon mimétique de la peinture figurative. La possibilité d’un sublime abstrait iconique, propre aux arts vi- suels et incompatible avec le langage verbal, tel qu’il a été conçu par Max Imdahl ou Arnold Gehlen au XXe siècle5, devrait se poser en outre le but de renverser et de contredire la position de certains théo- riciens de l’esthétique moderne du XVIIIe siècle sur la relation des arts plastiques et des arts du langage avec l’expression du sublime. Chez Edmund Burke en effet, on retrouve un rapport privilégié entre l’écriture poétique et dramatique et l’expression du sublime, qui par contre heurte avec la difficulté, voire l’impossibilité, de représen- ter le sublime par des images picturales, dans la mesure où l’art de peindre reste, comme il est rappelé par Jean-François Lyotard, « ju- gulé per les contraintes de la représentation figurative […], aucune image peinte ne peut jamais excéder ce que l’oeil peut reconnaître6 » face à la puissance d’évocation de la parole poétique. De l’autre part – formulation de la deuxième question – l’abstrait sublime doit être interrogé en tant que catégorie esthétique et non pas simplement comme style, en analysant les dynamiques de récep- tion de l’expérience esthétique engendrées par la peinture abstraite. L’abstrait sublime peut-il restituer au sujet la forme d’une expé- 5 Cf. M. Imdahl, Kunstgeschichtlichen Bemerkungen, in H.R. Jauss, Klei- ne Apologie der Ästhetischen Erfahrung, Konstanz, Universitätverlag, 1972 ; A. Gehlen, Zeit-Bilder. Zur Soziologie und Ästhetik der modernen Malerei, Frankfurt am Main, Klostermann, 1986. 6 J.-F. Lyotard, L’instant, Newman, in L’inhumain. Causeries sur le temps, Paris, Éditions Galilée, 1988, pp. 95-96 ; cf. Id., Le sublime et l’avant- garde, in L’inhumain, op. cit., p. 111. Le premier texte a été écrit pour le catalogue de l’exposition « Le temps : regards sur la quatrième dimen- sion », organisée en septembre 1984 par Michel Baudson au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles : cf. M. Baudson (dir.), L’Art et le temps : re- gards sur la quatrième dimension, Paris, Albin Michel, 1984, pp. 99-105 ; il a été republié avec le titre « Le Sublime, à présent » dans Po&sie, 1985, n° 34, pp. 109-116. Le deuxième texte est tiré d’une conférence donnée en français à la Kunsthochschule de Berlin en janvier 1983 ; il a été traduit en allemand par Heike Rutke et Clemens-Carl Härle et publié avec le titre « Das Erhabene und die Avantgarde » pour la première fois sur Merkur, 1984, n° 38, 2, pp. 151-164. L’essai a été republié dans Po&sie, 1985, n° 34, pp. 97-109. 244 Revisiter le sublime rience esthétique à la fois de distance, d’éloignement et de participa- tion cathartique pour le spectateur7 ? Il est question ici d’envisager la possibilité d’une forme d’empathie pour l’abstrait capable de pro- duire un mouvement d’identification du moi avec les structures de sa propre subjectivité. Cette question est relancée aujourd’hui, par-delà l’histoire de l’esthétique, par la neuro-esthétique qui réfléchit sur les processus empathiques, identifiés sous forme de réponses neurales, face à une image artistique abstraite8. Ce processus d’identification du sujet avec les structures de sa propre subjectivité, qui passe par l’expérience sensible et visible du contact avec l’œuvre d’art, peut être repensé à la lumière de la tradition esthétique moderne du su- blime et de ses tournants. Cette deuxième question est d’autant plus pressante et adéquate, étant donné que les artistes de l’école de New York ont toujours chargé leur activité d’une forte couleur empathique et émotionnelle, en refusant une interprétation formaliste ou intellectualiste de l’art abstrait, qui par contre avait marqué l’abstraction géométrique euro- péenne ou le groupe de l’American Abstract Artists (AAA). Bref, avec l’expressionnisme abstrait la notion d’empathie ne s’oppose plus à celle d’abstraction, mais elle l’absorbe9. Une tradition critique désormais stratifiée, qui traverse les écrits des artistes, leurs déclarations de poétique, les essais des critiques d’art, des historiens de l’art, des philosophes de l’art, attribue au registre du sublime une bonne partie de la production artistique de Rothko et de Newman en particulier. Une lecture rapide des com- mentaires et des essais critiques sur leur peinture nous offre une succession lexicale de mots qui s’inscrit fort bien dans la tradition moderne (Burke, Kant) et même classique (Longin) du sublime : 7 Cette modalité d’expérience esthétique est élaborée par Hans Robert Jauss et attribuée par Max Imdahl à la peinture abstraite contemporaine : cf. H.R. Jauss, Kleine Apologie der Ästhetischen Erfahrung, op. cit. 8 Cf. E.R. Kandel, Reductionism in Art and Brain Sciences : Bridging the Two Cultures, New York, Columbia University Press, 2016 ; D. uploads/s3/ the-abstract-sublime-sur-les-traces-du-s.pdf
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- Publié le Mar 13, 2022
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