A / La théâtralité : essai de définition Entre scène et texte 1 On pourrait d’e

A / La théâtralité : essai de définition Entre scène et texte 1 On pourrait d’emblée et sans détour penser la théâtralité dans le champ de la métaphysique, dans le topos, l’espace-lieu de l’ontologie, pour saisir l’essence du théâtre. Or ce qui du théâtre se donne à voir, c’est non pas une ousiàmais bien plutôt la représentation d’une œuvre dramatique. Et les Cyniques auraient raison de dire qu’ils voient bien le théâtre et non la théâtralité, comme ils disent, pour réfuter la doctrine platonicienne des Idées, qu’ils voient bien un arbre et non l’arboréité. Du côté d’Aristote, la notion de « quiddité », substantif scolastique qui traduit, faute de mieux, le to ti ên einaï – pourrait-elle en dire davantage ? Littéralement, cette expression signifie « ce que c’était que d’être », selon Pierre Aubenque [1][1] Pierre Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote,..., ou « ce qu’elle [la forme] avait à être » selon Joseph Moreau [2][2] Joseph Moreau, Aristote et son école, Paris, PUF,.... D’une théâtralité ainsi entendue, on dira qu’elle est le « ce que c’était », pour le théâtre, « d’être le théâtre », en ce que la théâtralité (= la forme) avait à être ; autrement dit, dans les deux acceptions, un donner à voir, un spectacle, une représentation. Ce qui semble donc conforter l’idée d’une essence du théâtre. 2 Cette idée que le théâtre devrait être pensé dans son essentialité à partir de la représentation a été énoncée notamment par Henri Gouhier : « La représentation est inscrite dans l’essence de l’œuvre théâtrale, celle-ci n’existe réellement qu’au moment et dans le lieu où s’accomplit la métamorphose. La représentation n’est donc pas un supplément dont à la rigueur on pourrait se passer ; elle est une fin aux deux sens du mot : l’œuvre est faite pour être représentée ; là est la finalité ; du même coup, la représentation marque un achèvement, le moment où l’œuvre est pleinement elle-même. » [3][3] Henri Gouhier : « La Théâtralité », Encyclopedia Universalis,... Conception tout à fait aristotélicienne non pas du théâtre mais de sa forme, de son ousià, de son aspect, de sa « quiddité ». 3 C’est là une conception du théâtre et de la théâtralité qui restitue un primat de l’acte, en tant qu’achèvement d’une œuvre, comme si celle-ci était en attente de sa pleine réalisation, en souffrance de son devenir scénique. Autrement dit, une œuvre dramatique contient virtuellement sa possibilité de représentation, et son essence tient à la possibilité pour une œuvre – c’est-à-dire un texte écrit – d’être en soi et par soi représentable. 4 C’est ce qui, par ailleurs, distingue une pièce de théâtre de tout autre genre littéraire et, plus généralement, de toute autre œuvre d’art (musicale notamment). À partir du moment où l’on accepte qu’il y ait une spécificité théâtrale, on peut admettre avec J.- M. Piemme que « la théâtralité serait ce que le théâtre est seul à pouvoir produire, ce que les autres arts ne donnent pas, ne peuvent pas produire » [4][4] J.-M. Piemme, « Alternatives théâtrales », 20-21 décembre 1984,.... Le texte de théâtre a ceci de particulier qu’il ne tient son être – même s’il peut être lu et donné à l’activité de lecture, à l’interprétation du lecteur – que d’être joué par des acteurs, destiné à être vu par des spectateurs, car, que serait un « spectacle sans spectateurs » ? Un non-sens. Ce sens est profondément grec, il est marqué par l’esprit de la langue grecque : issu du verbe théaomaï qui signifie contempler, examiner, être spectateur, puis, voir des choses en quelque sorte présentes et qu’on a sous les yeux, le théatron est le lieu où l’on assiste à un spectacle, un lieu destiné à des représentations dramatiques. Précisons un point : le mot théâtre est construit sur le mot théa qui signifie « l’aspect, l’apparence, sous laquelle, comme le dit Heidegger, quelque chose se montre, la vue dans laquelle il s’offre » [5][5] M. Heidegger, « Science et méditation », Essais et.... Retenir cette définition du théâtre comme lieu d’où l’on regarde quelque chose qui se montre, en se donnant au regard, pour le regard, c’est accorder et reconnaître non seulement un primat à l’acte, mais un privilège aux spectateurs, les spectateurs au double sens qu’ils avaient chez les Grecs, à savoir, d’une part, les spectateurs-auditeurs qui constituent le public, d’autre part, les choreutes du chœur satyrique, « spectateurs idéaux », en totale communion dans la vision du dieu, avec leurs figures ou leurs masques [6][6] Cf. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, § 8, où.... 5 Toutefois, à y regarder de plus près, on peut, d’une part, s’interroger sur et donc relativiser le bien-fondé de cette visée et de cette conception essentialiste du théâtre, dans la mesure où elle reste marquée du sceau de la métaphysique. S’il n’y a pas d’essence absolue, transcendante du théâtre – ce qui serait une hérésie pour Platon, quand on sait que le théâtre, pour lui, constitue le plus bas degré de la mimèsis, dont nous parlerons dans la deuxième partie de notre étude – ni même une sorte de substance immanente aux propriétés immuables de type aristotélicien, il existe, en revanche, une théâtralité qui peut être définie à partir d’une pratique théâtrale. 6 Aussi bien pourrons-nous retenir deux définitions du théâtre permettant de justifier une spécificité de la théâtralité : « Le dénominateur commun à tout ce qu’on a coutume d’appeler “théâtre” dans notre civilisation est le suivant : d’un point de vue statique, un espace de jeu (scène), un acteur (gestuelle, voix) sur la scène et des spectateurs dans la salle. D’un point de vue dynamique, la constitution d’un monde “fictif” sur la scène, en opposition au monde “réel” de la salle et, dans le même temps, l’établissement d’un courant de “communication” entre l’acteur et le spectateur. [7][7] A. Girault, « Pratiques du théâtre », Théâtre public,... » Par ailleurs, A. Rey et D. Couty écrivent : « C’est précisément dans le rapport entre le réel tangible des corps humains agissants et parlants – ce réel étant construit par une construction spectaculaire – et une fiction ainsi représentée que réside le propre du phénomène du théâtre. » [8][8] A. Rey et D. Couty, Le théâtre, Paris, Bordas, 1980,... 7 On s’aperçoit, d’autre part, que cette conception essentialiste du théâtre suppose l’écriture d’un texte : un texte indispensable et, par définition, virtuellement représentable, c’est-à-dire destiné à la représentation. Ce qui lui confère une spécificité qui le distingue des textes appartenant à d’autres genres, en ceci très exactement que l’essentiel réside dans le devenir scénique du texte. D’où l’inévitable question : la théâtralité ne serait-elle pas précisément ce qui n’est pas le texte ? Or, c’est la définition même qu’en donne Roland Barthes : « La théâtralité, c’est le théâtre moins le texte. » [9][9] R. Barthes, « Le théâtre de Baudelaire », Essais critiques,... Il nous semble, qu’en vérité, il n’y a pas plus de théâtralité comprise comme « le théâtre moins le texte » qu’il n’y a de théâtre entendu seulement comme un « agencement de composantes matérielles et idéelles extrêmement disparates, dont l’unique existence est la représentation » [10][10] A. Badiou, « Dix thèses sur le théâtre », Comédie.... Barthes et Badiou, que nous venons de citer, peuvent être renvoyés dos à dos car, sur ce point, ils oublient que le texte fait partie des composantes de la théâtralité au même titre – et donc sans donner de primat au texte (textocentrisme) – que la voix, le caractère, le physique, bref, le jeu de l’acteur, le costume, le décor, l’espace scénique et bien sûr la présence du spectateur. Cela dit, s’il est un peu facile, comme d’aucuns l’ont fait, de limiter hâtivement la position de Barthes à la seule mais non moins percutante expression « la théâtralité c’est le théâtre moins le texte », il faut lui rendre justice en complétant cette formule par ce qui suit immédiatement et qui, du même coup, relativise son apparente absoluité, mettant ainsi en lumière l’auto-insuffisance du texte dramatique qui ne peut se passer de la représentation et qu’il appartient au metteur en scène de « rendre visible » [11][11] L’expression est de Paul Klee, qui définit la peinture.... 8 « Qu’est-ce que la théâtralité ? C’est le théâtre moins le texte, c’est une épaisseur de signes et de sensations qui s’édifient sur la scène à partir de l’argument écrit, c’est cette sorte de perception œcuménique des artifices sensuels, gestes, tons, distances, lumières, qui submerge le texte de la plénitude de son langage extérieur. » [12][12] Cf. Barthes, ibid. 9 La position de Barthes maintient donc un équilibre entre scène et texte ou, pour reprendre une expression de E. G. Craig, un « déséquilibre dynamique » : elle refuse l’accaparement du théâtre par l’une de ses composantes (auteur, acteur, décorateur, metteur en scène, etc.). Aussi, pour souligner davantage la teneur et la justesse de la pensée de Roland Barthes, devrons-nous reconnaître que le théâtre grec, uploads/s3/ theatralite.pdf

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