[ 113 ] Écrire pour orgue aujourd’hui relève bien souvent de la gageure pour un

[ 113 ] Écrire pour orgue aujourd’hui relève bien souvent de la gageure pour un compositeur non organiste. Parlez avec un de ceux-ci et vous remarquerez combien les arcanes de cet « instrument d’ombre et de lumière » et l’alchimie de ses timbres demeurent choses mystérieuses pour un néophyte. Certes, le répertoire contemporain n’est guère avare en œuvres du genre. Mais osons constater que ces partitions entretiennent bien souvent un rapport difficile avec les techniques spécifiques de l’instrument, ainsi qu’avec les valeurs historiques, culturelles et esthétiques qu’il véhicule depuis de nombreux siècles. Plus que jamais, la réalisation académique et l’écrit d’épigone ne cessent de se faire mutuellement écho ces dernières décennies. Heureusement, ici et là se démarquent quelques ouvrages semblant surgir de nulle part, et ce pour le plus grand bonheur de notre écoute. Fanfare II, composé par Philippe Boesmans en 1972 à l’intention de Bernard Foccroulle, fait partie de ceux- ci ; avec cet incroyable paradoxe que l’intense originalité contenue dans ces pages trouve sa source dans un chef- d’œuvre largement antérieur de notre civilisation musicale : la Messe de Notre Dame de Guillaume de Machaut ; et ce, bien plus que l’on ne pourrait penser ! Pourtant l’ouvrage clame sa modernité et remet en question quelques para- digmes de pensée en matière de dialectique historique. Les quelques lignes qui suivent tenteront dès lors une approche analytique de cette partition afin d’apporter l’un ou l’autre éclairage critique au questionnement esthétique. RECYCLAGE ET MODERNITÉ À propos de Fanfare II pour orgue de Philippe Boesmans Claude LEDOUX [ 115 ] Côté pratique, la lecture de la partition se ressentira d’une telle mise en œuvre. Il est vrai qu’on pourrait faire appel à de nombreux exemples antérieurs de la littérature organistique, qui attestent déjà de cette mise à mal de la représentation symbolique en deux dimensions de la musique (le temps en abscisse et le registre de hauteurs en ordonnée). Du fait que chaque portée relate la position des mains sur un des claviers, la répartition globale des registres, courante dans un graphisme traditionnel, fait ici place à un réseau de portées individualisées quant à l’ex- pression de l’espace de hauteurs (les clefs de sol ou de fa étant inscrites indépendamment d’une portée à l’autre). L’extrait de partition5 ci-dessous exprime l’originalité d’une telle écriture. Philippe BOESMANS, Fanfare II entrée de la Structure A (Éditions Jobert, Paris) Point de mesure ici, mais une graphique symbolique inscrivant la gestualité de l’interprète au creux de la partition. Les valeurs de notes n’expriment donc pas de temps mesuré ou de durées précises, mais s’inscrivent plutôt dans un temps adapté à l’attaque des doigts et à leurs déplacements (les triples croches représentant les traits très rapides, les doubles rapides, les croches expri- mant la périodicité dans un tempo modéré, la blanche représentant le « louré » et finalement la blanche suivie d’un trait symbolisant la note tenue). Remarquez plus particulièrement dans cet exemple la notation destinée à la registration (située notamment en dessous du sys- 5 Philippe Boesmans, Fanfare II, Éditions Jobert, Paris, 1973. [ 114 ] Et pour commencer, laissons d’abord la parole au dédica- taire de Fanfare II, Bernard Foccroulle, organiste remar- quable ayant assuré la première de l’œuvre. Voici ce qu’il en disait une dizaine d’années après sa création : « La dif- ficulté majeure dans la composition pour l’orgue provient du caractère statique de ses sons tenus, qui empêche d’écrire, comme à l’orchestre, des crescendos et des dimi- nuendos efficaces. [...] Ayant parfaitement compris cette limite fondamentale, Philippe Boesmans la contourna d’une manière très originale : puisqu’un son tenu sur un clavier ne peut subir une fluctuation dynamique impor- tante sans à-coups, il suffit de jouer la même note en pas- sant rapidement d’un clavier à un autre, en utilisant des timbres proches mais situés dans une échelle progressive. D’où l’utilisation très neuve des quatre plans de l’orgue (trois claviers manuels et le pédalier) qui exige une tech- nique inhabituelle, mélangeant jeu latéral et le jeu verti- cal. Pour rendre efficace ce travail de désarticulation, ou plutôt de « ré-articulation », il fallait choisir un matériau assez simple pour ne pas brouiller la perception : ce fut le premier Kyrie de la Messe de Guillaume de Machaut. »1 Le ton est donné ! Au vu des considération techniques, Fanfare II ne peut être interprété que sur un grand orgue à trois claviers – indiqués dans la partition sous les appel- lations de récit, positif et grand orgue – auxquels s’ajoute un pédalier gravitant souvent dans le même registre que ses confrères manuels. De cette disposition découle cette nouvelle virtuosité susmentionnée, consistant en un déplacement vertical très rapide des mains de l’organiste. Pour preuve, notre oreille ne découvre-t-elle pas dès le début de la pièce2 cette translation précipitée d’une même note (ré3)3 d’un clavier à l’autre ? On pressent le geste de l’instrumentiste, rendu perceptible par les variations colo- rées de cette note initiale ainsi que par les plans sonores définis par la position des tuyaux émetteurs dans l’espace du buffet de l’instrument4. Certes, l’organiste programme à chaque clavier et pédalier un jeu de fond. Mais Philippe Boesmans prend soin de signifier cette dimension spatiale en ajoutant une nuance à côté du jeu mentionné : récit : jeu de fond, ppp positif : jeu de fond, pp grand orgue : jeu de fond, p pédalier : jeu de fond, mp 1 Bernard FOCCROULLE, « De Sonances à Conversions », in Philippe Boesmans, Publication de l’Opéra Natio- nal de Belgique, Éditions BEBA, Bruxelles, 1983. 2 Pour des raisons pratiques, il sera fait référence au cours de cet article à l’enregistre- ment de l’œuvre par Bernard Foccroulle publié au sein de l’anthologie L’orgue contem- porain 1, CD Ricercar, RIC 072051. Remarquons qu’il existe une autre publication reprenant l’œuvre : Bernard Foccroulle plays the Grenzing Organ, Brussels Cathedral, CD Ricercar, RIC209. 3 La3 = la 440 sera consi- déré comme référence pour cet article. 4 Seulement audible en condition de concert. [ 117 ] S’il fut fait précédemment mention de la nécessité de cette référence moyenâgeuse pour faciliter la perception des procédures appliquées dans la partition – en cela, elle témoigne non seulement de la grande culture de Boesmans, mais aussi d’une époque où l’on redécouvrait cette œuvre magnifique du passé8 –, il serait bon de se pencher un peu plus sur quelques relations structurelles riches de sens, qui unissent les deux œuvres. D’autre part, l’examen des projets spécifiques des deux compositeurs fera émerger une communauté de pensée bien plus pro- fonde que ce que notre a priori laisserait sous-entendre... À commencer par l’observation du projet de Guillaume de Machaut. Certes, il n’est pas du ressort de cet article d’analyser son chef-d’œuvre concerné. Toutefois une petite investigation concernant l’élaboration du Kyrie de sa Messe de Notre Dame9 – dont s’inspirera Boesmans – se révélera bien utile pour échafauder une petite hypo- thèse. Résumons-nous : lorsque Machaut entame la composition de son Kyrie, il ne se confronte pas à la feuille blanche, mais se réfère plutôt à un matériau préexistant qui lui permettra de structurer le discours à venir. Tout d’abord, il examine attentivement les chants grégoriens de la Festis Duplicibus (Messe IV pour les fêtes doubles du premier ton) dont il extrait le Kyrie : Ensuite, selon l’application de nouvelles théories le l’Ars Nova, en droite ligne de l’Ars Mensurabilis, il structure une partie de tenor selon les modalités de l’isorythmie. Ainsi, 8 L’auteur de ces lignes se rappelle d’ailleurs l’engoue- ment que suscitaient, dans les années soixante-dix, les interprétations liégeoises – ville d’adoption de Boesmans à cette époque – de la Messe de Notre Dame, notamment sous l’impulsion de Jérome Lejeune, musicologue et ami du compositeur. 9 La partition de ce Kyrie, libre de droits, est disponible sur le site de l’International Music Score Library Project (IMSLP) : http://imslp.org/ [ 116 ] tème, portant l’indication : + anche ff). À ce propos, deux registrants s’avèrent nécessaires pour l’exécution de cette pièce ! Et l’on peut remarquer ici que la temporalité de cette registration peu conventionnelle (l’art de générer une pulsation de timbre née de la succession d’appari- tions et disparitions du jeu d’anche) ne cherche pas à coïn- cider avec l’articulation non périodique des doigts. De fait, des rencontres aléatoires surgissent de la rencontre entre ces deux strates individualisées de la pensée temporelle6. D’une telle confrontation jaillit déjà une première dra- matisation du discours7. Quant à la répartition graphique d’un espace de registre individualisé par portée, elle n’est guère nouvelle. Il suffit de penser à Messiaen et ses poly- phonies complexes dont chacune des voix est dispatchée sur une portée différente (selon le clavier déterminé), sans qu’il n’y ait dans l’écriture une répartition globalisante des registres. Toutefois, au contraire de Messiaen, la dis- tribution de Boesmans oblitère le sentiment polyphoni- que pour ramener le discours à deux autres dimensions déterminantes dans l’élaboration de son œuvre : celles de timbre et de densité (que Foccroulle assimilait à celle de l’intensité ; mais nous verrons ultérieurement que sa uploads/s3/ boesmans-machaut-article.pdf

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