7 Canadian Folk Music 46.4 (Winter 2013) L’enseignement du shakuhachi japonais

7 Canadian Folk Music 46.4 (Winter 2013) L’enseignement du shakuhachi japonais Bruno Deschênes J’ai un rendez-vous avec un nouvel élève dans quelques minutes. Il a acheté un shakuhachi Yuu en résine qui a vu le jour il y a environ 10 ans et dont le prix se situe entre 175 $ et 200 $. Cette flûte de plastique permet à tout élève débutant de ne pas avoir à acheter un shakuhachi en bambou, dont le prix peut varier entre 1 000 $ et 3 000 $. Il pourra ainsi savoir, après quelques leçons, s’il a la « discipline » indispensable à l’apprentissage de cette flûte japonaise. L’étude de tout instrument de musique quel qu’il soit exige une grande discipline, toutefois le shakuhachi est particulièrement ardu à cet égard. Lors de cette première rencontre, je lui tracerai un portrait de l’instrument, de son histoire et de l’implication d’un tel apprentissage. Au fil des années, j’ai dû apprendre à aller droit au but et à « faire peur » en quelque sorte à tout nouvel élève. Le shakuhachi serait la flûte la plus difficile à jouer au monde. Cette difficulté serait dû au fait que certaines caractéristiques de sa fabrication et, d’autre part, que sa musique vient d’une culture dont l’esthétique musicale est, à bien des égards, à l’opposée de la nôtre. Régulièrement, des élèves abandonnent après deux ou trois leçons parce qu’ils ne s’attendent pas à ce qu’elle soit aussi laborieuse à apprendre. Le shakuhachi est une flûte de bambou japonaise dont la renommée découle du fait que, pendant plus de 450 ans, elle fût l’apanage d’une secte de moines bouddhistes zen. Ces moines avaient réussi à faire émettre un édit du shōgun leur donnant le droit exclusif d’en jouer. Ils ont créé un répertoire unique de pièces solos, considérées en Occident comme des pièces de méditation. Cette secte a été bannie en 1870, deux ans après la passation du pouvoir à l’Empereur par le dernier shōgun, la principale raison étant que de nombreux samouraïs sans maîtres, les ronins, avaient infiltré la secte et servaient d’espions au gouvernement shogounal. Ils étaient détestés. Ce sera suite à ce bannissement qu’il sera possible à la population d’apprendre à jouer du shakuhachi ainsi qu’à l’entendre en concert.1 Sa fabrication, son répertoire et même son jeu se sont développés grâce à cette démocratisation. Un de ces ex-moines a même développé un style « moderne » calqué sur la musique occidentale.2 Dans les années 1960, des occidentaux ont commencé à s’y intéresser, apprenant surtout le répertoire traditionnel. On compte aujourd’hui plusieurs milliers d’étudiants partout à travers le monde, incluant un large nombre ayant obtenu leur shi-han, soit leur titre de maître.3 Le shakuhachi est fabriqué à partir d’un jeune bambou.4 Cette flûte est formée de quatre rangées de racines dans le bas et des trois premiers nœuds du bambou (Figure 1a); le troisième nœud forme l’em- bouchure (Figure 1b). Deux caractéristiques la distinguent: elle ne comprend que 5 trous (4 à l’a- vant, un à l’arrière) et l’embouchure est en biseau (Figure 1b). Le nom shakuhachi signifie en fait 1 shaku 8 sun, le shaku étant une unité de mesure d’origine chinoise (environ 30,3 cm) et le sun la divi- sion du shaku. L’étendue de la flûte est de deux octaves et quelques notes dans le 3e octave. Les doigtés de ces 5 trous donnent, dans les deux octaves principaux, la suite de notes suivantes : ré, fa, sol, la, do. Figure 1a Figure 1b (Photos : © Perry Yung, fabricant de shakuhachi résidant à New York) 8 Canadian Folk Music 46.4 (Winter 2013) Il est possible de produire les 12 demi-tons de la gamme tempérée occidentale en faisant appel à des ouvertures de trous partielles, à un mouvement de tête vers le bas et en diagonale, à un mouvement de la mâchoire, incluant un déplacement de la lèvre supérieure au-dessus du biseau de l’embouchure. Cependant, tant l’ouverture des trous que les différents mouvements de la tête, de la mâchoire et de la lèvre supérieure, varient d’une note à l’autre et, même, d’une flûte à l’autre.5 Il n'y a aucune constance à cet égard. Pour cette raison, entre autres, il est impossible de jouer avec justesse la gamme tempérée. Étant encore produite aujourd’hui à la main, le fabricant ne s’en préoccupe peu, bien que des techniques modernes ont permis de les rendre plus « justes » afin de répondre aux sollicitations des musiciens occidentaux.6 Ces notes ouvertes ont une faible intensité comparativement aux notes produites avec les trous fermés. Ce sera en coordonnant l’ouverture des trous et des divers mouvements des muscles orofaciaux que l’élève réussira à augmenter l’intensité de ces notes ouvertes, nécessitant un travail de longue haleine. L’embouchure en biseau présente des similitudes à celle du xiao chinois ou encore de la quena sud- américaine, le son étant produit par le biseau qui coupe le souffle du musicien. Il est assez rare qu’un élève réussisse à produire un son au premier essai. Il réussit habituellement après plusieurs jours, parfois même quelques semaines. Il doit trouver la bonne position ou le bon angle de la flûte, la bonne position et la bonne ouverture des lèvres, incluant même la bonne position de la langue. À tout cela peut parfois s’ajouter la bonne ouverture des dents. La position des lèvres est similaire à celle de la flûte traversière, mais la coordination des autres muscles orofaciaux rend la production du son difficile. Néanmoins, un élève ayant une formation musicale préalable pourra réussir plus rapidement. La Figure 2a montre la bonne position des lèvres et la Figure 2b montre le mouvement de la tête, de la mâchoire et des lèvres. L’apprentissage de ces trois mouvements (tête, mâchoire et lèvre, en même temps) est tout ce qu’il y a de plus difficile. La raison de cela serait liée au fait que les muscles de la bouche sont difficilement entraînables, comparativement aux muscles des bras ou des jambes, par exemple, qui peuvent être formés par la pratique d’un sport ou d’un art martial. Ils semblent que la fonction première des muscles orofaciaux serait d’ouvrir et de fermer la bouche pour les besoins de la parole et d’autres nécessités physiologiques essentielles (manger, bailler, etc.), et non de déplacer les lèvres et la mâchoire de gauche à droite, vers le bas ou en diagonale et ce, en même temps. Ce sera après de nombreuses années de pratique assidue que ces muscles en viendront progressivement à se plier à ces exigences du jeu du shakuhachi. C’est la principale raison pour laquelle j’indique toujours lors de la première leçon de tout nouvel élève que l’apprentissage du shakuhachi nécessite une grande patience ainsi qu’une discipline de fer. Figure 2a Bonne ouverture et position des lèvres. L’ouverture des lèvres ne devrait pas être plus large que la grosseur d’une « graine de sésame », expression couramment utilisée par les professeurs de shakuhachi. Figure 2b (Photos : Bruno Deschênes) Le mouvement de la lèvre supérieure (sur la droite), de la tête (vers le bas en diagonale vers la droite) et de la mâchoire (vers la gauche) est volontairement exagéré ici. Ces mouvements sont nécessaires si l’élève désire faire les notes ouvertes, c’est-à-dire avec les trous partiellement ouverts. Les coordonner convenablement est un travail de très longue haleine. À cela s’ajoute l’apprentissage de la notation qui a été créée dans la deuxième moitié du XIXe siècle, utilisant des sinogrammes (les caractères chinois, kanjis en japonais). Cette notation se lit de droite à gauche et de haut en bas. Les kanjis utilisés ne désignent pas des notes mais des doigtés. Dans l’ensemble, l’élève doit en apprendre environ 20; toutefois, cette notation n’étant pas standardisée, chaque école la modifie ou même la modernise selon les besoins de son style. Par ailleurs, cette notation 9 Canadian Folk Music 46.4 (Winter 2013) est un guide et non une représentation de la pièce même. Chaque école développe des jeux stylistiques qui ne sont aucunement inscrit dans la partition et qui ne peuvent être appris qu’avec l’aide d'un maître. Nous retrouvons même des pièces qui ont des caractéristiques stylistiques qui sont uniques à chacune d'elles. Par ailleurs, cette notation n’a pas de rythmique à proprement parler, bien que certaines pièces puissent avoir une battue (outre le style de notation moderne de l’école Tozan). Cette battue n’est aucunement régulière ou régit chronologiquement, comme dans la musique occidentale. La partition de la Figure 3, en notation traditionnelle, contient des traits de battues qui sont indiqués en bleue, et les traits de respiration sont indiqués en rouge. Ces respirations sont obligatoires et chaque phrase musicale doit être interprétée à l’intérieure d’une respiration. La ligne brisée de la première phrase de la Figure 4 fait référence à un mouvement de tête particulier, alors que la longueur de toutes les lignes droites donnent une représentation relative de la longueur de chaque note et de chaque phrase. Certaines pièces peuvent avoir des phrases ayant un grand nombre de notes qu’il faut obligatoirement faire à l’intérieure d’une respiration, ce qui ajoute aux uploads/s3/ l-x27-enseignement-du-shakuhachi-japonais 1 .pdf

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