rivista on-­‐line del Seminario Permanente di Estetica anno III, numero 2 pag.

rivista on-­‐line del Seminario Permanente di Estetica anno III, numero 2 pag. 29 © Aisthesis – pratiche, linguaggi e saperi dell’estetico • 2/2011 • www.aisthesisonline.it Bords de l’œuvre musicale Bernard Sève Les tableaux sont souvent encadrés; l’absence de cadre vaut parfois comme «cadre nul» (cadre annulé) plutôt que comme pure et simple «absence de cadre». Les rapports du cadre à l’œuvre picturale ou graphique qu’il encadre sont complexes: du cadre discret, qui se fait oublier, au cadre envahissant, qui ronge l’œuvre et lui fait concurrence (cfr. Pierre et Gilles, Ice Lady, photographie de Sylvie Vartan peinte et encadrée par les artis-­‐ tes, 1994, photo: 104,5 x 84,5 cm, cadre: 128,5 x 109 cm.; cfr. aussi Danto [1989]: 149-­‐ 152, 201-­‐202 ; et le parergon chez Kant [1790] et Derrida [1978]), toutes les relations de conflit, de complémentarité ou de recouvrement entre œuvre et cadre sont possi-­‐ bles. Les fonctions artistiques et esthétiques du cadre ne sont pas moins diverses. Le ca-­‐ dre dessine comme un templum idéal à l’intérieur duquel tout est «œuvre plastique». Il est plus que l’équivalent physique (donc épais) de l’idéale ligne géométrique (sans épaisseur) qui marque la frontière du tableau. Le cadre isole, il identifie, il présente l’œuvre comme œuvre: fonction opérale, fonction artistique du cadre. Mais il a égale-­‐ ment une fonction esthétique, il fonctionne comme une aide à la bonne perception. On rappellera ici la déclaration fameuse de Poussin (1989: 45) à Chantelou, écrite à Rome le 28 avril 1639 à propos de son tableau La Manne: «Je vous supplie, si vous le trouvez bon, de l’orner d’un peu de corniche, car il en a besoin, afin que, en le considérant en toutes ses parties, les rayons de l’œil soient retenus et non point épars au dehors, en re-­‐ cevant les espèces des autres objets voisins qui, venant pêle-­‐mêle avec les choses dé-­‐ peintes, confondent le jour. Il serait fort à propos que ladite corniche fût dorée d’or mat tout simplement, car il s’unit très doucement avec les couleurs sans les offenser». On notera le double mouvement de la pensée de Poussin, ou plutôt les deux volets d’une unique pensée: le cadre doit aider à voir et donc il ne doit pas attirer l’attention sur lui-­‐ même. La corniche concentre le regard sur la toile peinte et empêche la vision d’être perturbée par la perception des objets voisins; la corniche n’a pas plus à être regardée Bernard Sève, Bords de l’œuvre musicale pag. 30 © Aisthesis – pratiche, linguaggi e saperi dell’estetico • 2/2011 • www.aisthesisonline.it que lesdits objets, elle a pour fonction de rabattre le regard vers la toile; il importe donc que sa couleur puisse s’accorder avec «les couleurs» du tableau; une couleur criarde ou simplement en rupture avec les couleurs du tableau se ferait remarquer. Il arrive bien entendu que certains cadres luxuriants dérogent à ce principe, nous l’avons déjà signalé. Le cadre permet d’opérer le passage de l’espace mondain à l’espace du tableau (l’espace pictural). Le cadre appartient à notre espace (l’espace mondain), mais l’espace qu’il enclot (celui du tableau) n’appartient pas à notre espace1. Le cadre contribue ainsi à construire l’espace du tableau comme espace spécifique. Ces quelques remarques ne sont elles-­‐mêmes qu’une sorte de «cadre conceptuel» dans lequel j’entends construire ma réflexion sur l’œuvre musicale. On admettra que toute œuvre d’art ou toute proposition artistique, dans quelque art que ce soit, doit être «présentée» comme œuvre ou proposition (cf. Sève [2011]), c’est-­‐à-­‐dire doit pouvoir être identifiée comme œuvre ou proposition (et non comme un simple objet du mon-­‐ de)2. Les cadres institutionnels assument une très large part de cette fonction de pré-­‐ sentation opérale: un porte-­‐bouteille dans une galerie ou un musée est une «œuvre d’art», dans la cave il n’est qu’une porte-­‐bouteille. Mais le cadre institutionnel n’épuise pas la «fonction cadre»: même dans un musée, il y a du sens à ce que le tableau soit en-­‐ cadré, à ce que le porte-­‐bouteille soit présenté sur un socle ou dans une vitrine, à ce qu’un cartel indique le titre éventuel, le nom de l’artiste, la date de l’œuvre. Le cadre adhérant à l’œuvre, le cadre proprement dit (en bois), indique non seulement que c’est une œuvre d’art (pour cela le cadre institutionnel suffit), mais où elle commence et où elle finit exactement; il permet de mieux considérer l’œuvre (comme œuvre artistique) et de mieux la contempler (esthétiquement parlant). La notion de cadre s’applique-­‐t-­‐elle à la musique? Pour le cadre large, institutionnel, la réponse positive ne fait guère de doute. A priori, et moyennant quelques précisions supplémentaires «pour parer aux objections sophistiques», comme dit Aristote, les sons produits dans la fosse ou sur la scène d’une salle de concert sont «de la musique». Mais l’œuvre musicale elle-­‐même est-­‐elle encadrée? La notion de cadre est-­‐elle transportable de l’espace au temps? La réponse positive, que je soutiens, n’est pas évidente; je vais 1 Je reprends certaines formulations de Danto ([1989]: 202), mais en les transformant. Danto ne distingue pas assez rigoureusement le bord du tableau (qu’il définit correctement comme «la li-­‐ mite d’une forme»: Danto [1989]: 199) et le cadre matériel qui entoure le tableau. 2 Qu’on puisse trouver des exceptions dans les arts contemporains n’est pas une objection. La plupart du temps, l’exception ne fonctionne que comme transgression d’un principe dont la vali-­‐ dité doit être maintenue pour que la transgression fonctionne. Voir Heinich 1998. Bernard Sève, Bords de l’œuvre musicale pag. 31 © Aisthesis – pratiche, linguaggi e saperi dell’estetico • 2/2011 • www.aisthesisonline.it tâcher de l’argumenter. Mais je dois d’abord préciser que je ne parlerai, dans les analy-­‐ ses qui suivent, que d’une partie seulement du vaste continent de «la musique». Nom-­‐ bre de pratiques musicales ne se laissent pas penser par le concept d’œuvre: les impro-­‐ visations, le jazz, les performances, les chants de travail, les comptines enfantines, les marches militaires, la musique de danse, les musiques dites «traditionnelles» pour au-­‐ tant qu’elles sont inséparables de pratiques sociales déterminées (agricoles, magiques, religieuses, ou autres), etc. La question du cadre se pose sans doute aussi pour ces mu-­‐ siques, mais pour être correctement posée la question doit l’être d’abord pour le cas au fond plus simple de «l’œuvre» classique, et disons même de l’œuvre de concert. C’est quand nous saurons ce qu’est le cadre d’une sonate que nous pourrons nous demander ce qu’est le cadre d’un chant de marins. La notion d’œuvre musicale, même au sens obvie et restreint où je la prends, a été par ailleurs l’objet de récentes déconstructions et reconstructions (cf. Goehr [1992] et Szendy [2001]), dont je ne m’occupe pas ici: importantes en elles-­‐mêmes, ces discus-­‐ sions sont sans pertinence particulière pour le problème qui m’occupe. J’écarte égale-­‐ ment les problèmes ontologiques, encore que ma question relève aussi de l’ontologie de l’œuvre d’art: ils demanderaient une discussion beaucoup trop longue pour un article. J’admettrai le principe ontologique suivant: une œuvre musicale est une structure sono-­‐ re, correspondant en général à une partition préalablement écrite, en tant qu’elle est ef-­‐ fectivement jouée selon les prescriptions instrumentales et vocales spécifiées par le compositeur ou la tradition locale3. Ce que j’appellerai «œuvre musicale» dans cette étude correspond donc aux exem-­‐ ples les plus topiques de la musique savante occidentale de tradition écrite: un opéra, une symphonie, un trio ou un quatuor, une sonate, un prélude et fugue, un Lied, une messe, un oratorio ou un Requiem – en tant, je le précise à nouveau, que ces œuvres sont effectivement jouées. C’est le cadre de ces œuvres qui m’intéresse. Ce cadre de l’œuvre musicale, je l’appelle «bord»4. Le bord est à l’œuvre musicale ce que le cadre est 3 Cette position est assez proche de la définition contextualiste proposée par Levinson [1998]; mais j’y ajoute la condition essentielle qu’il faut que l’œuvre soit jouée. L’œuvre n’existe pleine-­‐ ment comme œuvre que lorsqu’elle est effectivement jouée. 4 Ce mot m’a paru le moins mauvais des termes disponibles. «Entour» est un mot trop précieux. L’inconvénient du mot «bord» est qu’il désigne en premier lieu une extrémité délimitant une sur-­‐ face, la «limite d’une forme», il appartient donc à cette surface et à cette forme – alors que le bord de l’œuvre musicale n’appartient pas plus à l’œuvre que le cadre au tableau. Mais dans un deuxième sens le mot «bord» signifie «bande de terrain longeant un cours d’eau» (le bord de la rivière), et ce sens est celui qui convient ici. Bernard Sève, Bords de l’œuvre musicale pag. 32 © Aisthesis – pratiche, linguaggi e saperi dell’estetico • 2/2011 • www.aisthesisonline.it au tableau. Mais le bord, dont la substance est le temps, ne peut pas fonctionner com-­‐ me le cadre, dont la substance est l’espace. À la relative simplicité, à l’évidence du cadre spatial (en gros: quatre longues baguettes de bois plus ou moins sculptées, ornées et peintes, assemblées à angle droit) s’oppose la complexité, voir l’inapparence du bord temporel, évanescent et difficile à fixer. Pour le dire autrement, il est difficile de ne pas voir un cadre comme uploads/s3/ bords-de-l-x27-oeuvre-musicale-bernard-seve 1 .pdf

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