2005/3  Dali et la culture des masses  Miquel Bassols  Dans La Cause freudie

2005/3  Dali et la culture des masses  Miquel Bassols  Dans La Cause freudienne 2005/3 (N° 61), pages 196 à 197 Exposition à la Caixaforum de Barcelone, janvier-mai 2004 1La célébration, en Catalogne, de « l’année Dalí » – celle du centenaire de sa naissance – nous offre l’occasion de revenir sur la place que l’inconscient et la psychanalyse ont eu pour ce paranoïaque si prolifique. S’il se reconnaissait marqué au fer rouge par les théories de Freud, qu’il avait rencontré et dont il fit l’extraordinaire portrait au crâne en escargot, il s’intéressa très tôt à l’étude de la paranoïa pour bâtir sur sa certitude la célèbre « méthode paranoïaque-critique » comme une « méthode spontanée de connaissance irrationnelle basée sur l’association interprétative des phénomènes délirants ». Cette méthode a eu d’étonnants résultats sur la découverte du réel, par exemple, dans l’intuition délirante qui a mené Salvador Dalí à la rencontre du cercueil caché dans le fameux Angélus de Millet. À ce propos, dans son livre Le Mythe tragique de l’Angélus de Millet [1] [1]Cf. Dalí S., Le Mythe tragique de L’Angélus de Millet.…, il cite le docteur Jacques Lacan et rapporte un entretien avec un malade paranoïaque dans la veine même de sa méthode. 2La définition dalinienne du mécanisme paranoïaque rendait caduque, en effet, la conception psychiatrique de la paranoïa comme « erreur de jugement » et donnait au délire le statut d’une interprétation de la réalité dans le cadre d’une activité créatrice logique. Le jeune psychiatre Lacan, tout à la rédaction de sa thèse de médecine [2][2]Cf. Lacan J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec…, ne pouvait qu’apprécier cette voie de recherche : il sollicita un rendez-vous avec le peintre-écrivain. Celui-ci, dans La Vie secrète de Salvador Dalí [3][3]Cf. Dalí S., La Vie secrète de Salvador Dalí, Paris, Gallimard,…, relate cette rencontre (en 1942) – avec quelques notables imprécisions de dates. On en trouve aussi le récit et un commentaire très instructif dans le livre de José Ferreira [4][4]Cf. Ferreira J., Dalí-Lacan. La rencontre. Ce que le…. Lacan vient de lire, dans le premier numéro du Minotaure, les « Nouvelles considérations générales sur le mécanisme du phénomène paranoïaque du point de vue Surréaliste » [5][5]Cf. Dalí S., « Nouvelles considérations générales sur le… de Dalí, qui fait prologue à l’« Interprétation paranoïaque-critique de l’Image obsédante L’Angélus de Millet » [6][6]Cf. Dalí S., « Interprétation paranoïaque-critique de l’Image…. Dans cette même revue, l’article est publié, comme par hasard, juste avant celui du docteur Lacan, « Le problème du style et la conception psychiatrique des formes paranoïaques de l’expérience » [7][7]Cf. Lacan, J., « Le problème du style et la conception…. La tuché de cette rencontre éditoriale sera scellée par une autre, que Dalí mettra au compte de son inquiétante destinée : « Je suis voué aux excentricités, que je le veuille ou non. » [8][8]Cf. Dalí S., La Vie secrète de Salvador Dalí, op. cit. 3En effet, il passera l’après-midi entière dans son atelier à attendre Lacan dans un état « d’extrême agitation face à la perspective de l’entretien » [9][9]Ibid. et en essayant de le planifier, tant il veut que cet entretien « se passe normalement et même avec quelque gravité ». En même temps, il continue à travailler au portrait de Marie-Laure de Noailles, qu’il est en train de réaliser sur la surface brillante d’une plaque de cuivre. Cette brillance de miroir l’empêche d’apercevoir avec netteté les profils du dessin : « Pour voir mon propre dessin sur la surface brunie et formant miroir de la plaque, j’avais remarqué que dans les parties où les reflets étaient les plus clairs, je distinguais mieux les détails de mon œuvre. Aussi travaillais-je avec un morceau de papier de trois centimètres carrés, collé sur la pointe de mon nez. Le reflet de ce blanc rendait parfaitement visible mon dessin. » 4Lacan est ponctuel. Aussitôt s’engage une « discussion technique très serrée ». Tous deux sont radicalement opposés aux théories organicistes de la psychose et partagent les mêmes raisons sur la logique et la structure du délire paranoïaque. Après deux heures d’intense conversation, Lacan obtient la promesse de nouveaux échanges. Dalí, impressionné et perplexe après cette rencontre inédite, reste sous le coup d’un certain regard du psychiatre qui scrutait de temps en temps son visage avec un sourire énigmatique. – Que me veut–il ? Ce ne sera qu’un moment après, quand Salvador se lavant les mains, rencontrera dans le miroir – un miroir autre que celui du cuivre de son tableau – la réponse collée sur son propre visage : « Pendant deux heures, j’ai parlé avec le plus grand sérieux de questions transcendantales, sur un ton objectif et grave à la fois, sans me douter du ridicule de mon nez. » L’acte de l’oubli avait mis un blanc dans l’image du moi, symétrique à celle qui lui avait permis de continuer à travailler à son tableau avant l’entretien, un blanc qui lui avait rendu possible de maintenir l’entretien au-delà de ce qu’il avait planifié, dans une rencontre qui fera date pour les deux sujets. À Dalí d’interpréter ce « papier blanc » de son inconscient par son côté signifiant : « Quel cynique mystificateur aurait pu jouer ce rôle [papel, papier] jusqu’au bout ? » En effet, le rôle cynique du moi – que Dalí avait élevé au statut d’ego avec la même fonction que lui donnera Lacan dans son enseignement sur les psychoses dans les années soixante-dix – est de toujours faire écran au sujet de l’inconscient. Notes  [1] Cf. Dalí S., Le Mythe tragique de L’Angélus de Millet. Interprétation paranoïaque-critique, Paris, J.-J. Pauvert, 1978 (2e éd.).  [2] Cf. Lacan J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Le Seuil, Paris, 1975.  [3] Cf. Dalí S., La Vie secrète de Salvador Dalí, Paris, Gallimard, traduction 2002.  [4] Cf. Ferreira J., Dalí-Lacan. La rencontre. Ce que le psychanalyste doit au peintre, Paris, L’Harmattan, 2003.  [5] Cf. Dalí S., « Nouvelles considérations générales sur le mécanisme du phénomène paranoïaque du point de vue Surréaliste », Le Minotaure, Paris, éd. Albert Skira, n° 1, 1933.  [6] Cf. Dalí S., « Interprétation paranoïaque-critique de l’Image obsédante L’Angélus de Millet », Le Minotaure, Paris, éd. Albert Skira, n° 1, 1933.  [7] Cf. Lacan, J., « Le problème du style et la conception psychiatrique des formes paranoïaques de l’expérience » (1933), Le Minotaure, Paris, éd. Albert Skira, n° 1, repris in Premiers écrits sur la paranoïa, publ. à la suite de la thèse La Psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Paris, Le Seuil, 1975, p. 68-69.  [8] Cf. Dalí S., La Vie secrète de Salvador Dalí, op. cit.  [9] Ibid. Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2017 https://doi.org/10.3917/lcdd.061.0196 uploads/s3/ cairn-dali.pdf

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