Gradhiva Revue d'anthropologie et d'histoire des arts 14 | 2011 Carl Einstein e

Gradhiva Revue d'anthropologie et d'histoire des arts 14 | 2011 Carl Einstein et les primitivismes Le Cavalier bleu, 1931 Carl Einstein Traducteur : Isabelle Kalinowski Édition électronique URL : http://gradhiva.revues.org/2206 DOI : 10.4000/gradhiva.2206 ISSN : 1760-849X Éditeur Musée du quai Branly Édition imprimée Date de publication : 30 novembre 2011 Pagination : 204-229 ISBN : 978-2-35744-046-3 ISSN : 0764-8928 Référence électronique Carl Einstein, « Le Cavalier bleu, 1931 », Gradhiva [En ligne], 14 | 2011, mis en ligne le 30 mai 2012, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://gradhiva.revues.org/2206 ; DOI : 10.4000/gradhiva.2206 Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée. © musée du quai Branly 204 TEXTES DE CARL EINSTEIN 205 Aux alentours de 1911, Franz Marc (né en 1880, mort à la guerre en 1916), Vassily Kandinsky et Paul Klee for- mèrent une communauté, le « Cavalier bleu ». Le sens et les intentions de ce groupe furent présentés avec force en 1912 dans le recueil éponyme. Ce groupe, qui n’était pas une association, cette fois, mais une communauté spirituelle, m’apparaît comme le cœur de l’histoire de l’art allemand contemporain. Ce qui a été expérimenté et découvert dans ce groupe était autre chose qu’une variante de l’artisanat pictural. Un point décisif est que, pour ces gens, il en allait de quelque chose de plus important que la seule peinture, à savoir d’une transformation de la struc- ture psychique. L’histoire de ce mouvement coïncida exactement avec l’agonie de la grande peinture euro- péenne. Enfi n, les Allemands posaient le problème de l’autonomie de la peinture et du libre développement de processus hallucinatoires. Il ne s’agira pas ici de présenter une critique de cha- que peintre pris individuellement, ni d’examiner com- ment les problèmes ont été traités individuellement par chacun d’eux ; le Cavalier bleu était une commu- nauté d’hommes qui assignaient à l’art allemand un objectif tout à fait nouveau ; ils avaient compris que la peinture, si elle possédait une raison d’être, devait être autre chose et davantage qu’un pur artisanat et un exercice d’adresse pour singes très savants. L’expressionnisme, qui n’avait pas dépassé la lâcheté de l’ornementation, avait accepté l’ordre établi et s’était contenté de variantes indigentes, était mort. Ce qui se faisait à l’époque dans la peinture allemande en dehors de ce groupe nous apparaît comme un vieil artisanat exsangue. Bien entendu, des réactions se manifestè- rent plus tard contre l’esprit du Cavalier bleu, par exem- ple au nom des lâches conforts de la nouvelle objecti- vité et de sa ringardise ; un slogan était censé masquer son manque de personnalité et d’imagination. Mais cette affectation d’objectivité n’était qu’une réaction et une vengeance de petits-bourgeois obsédés par la propriété, qui ne pouvaient tolérer la conquête d’une liberté intérieure. Marc, Kandinsky et Klee tentèrent avec moins de retenue que les autres Allemands d’introduire dans la peinture une attitude humaine différente. Enfi n, on avait le courage de détruire les consensus dépassés et inhibants ; enfi n, on osait dessiner sans réserve les visions qu’on avait découvertes. On cherchait à fi xer la vision intérieure dans sa dimension de processus, on dynamisait l’image, afi n que des événements vision- naires fussent directement à l’œuvre dans le tableau. Le peintre n’était plus là pour représenter ni pour arranger, il n’était qu’un pur médium des visions. On combattit l’inertie statique des toiles classiques, afi n de retranscrire de façon plus désinhibée des processus jus- que-là demeurés à l’état inconscient. Rarement une révolte aussi absolue avait secoué l’Allemagne. On ne réclamait pas de nouvelles images, mais autre chose : de nouvelles dispositions psychi- ques. La conception de l’artiste était ainsi étendue bien au-delà de la compétence artisanale. L’histoire de ce groupe est proprement allemande. Des jeunes gens se lient, la guerre les sépare. Franz Marc meurt au front ; Kandinsky part en Russie ; là-bas, il vit la révolution. En Russie, dans un premier élan, on espérait trouver des solutions globales. Cette situation convenait assez bien au dogmatisme un peu vague d’un Kandinsky. L’homme des visions isolées tente désormais de tirer une théorie et une construction doc- trinale des expériences qu’il a vécues. On aspire à met- tre au point une technique d’hallucination susceptible d’être transmise ; il faut enseigner aux élèves la vision intérieure. Un entraînement de derviches, ou quel- que chose d’approchant. Après la guerre, Kandinsky retourne en Allemagne et retrouve Klee au Bauhaus. Dans le Bauhaus – qui était en fi n de compte une école d’artisanat, mais fondée sur des bases différen- tes –, on voulait s’exercer à acquérir une âme nouvelle, et le faire à fond, à l’allemande. Un objectif qui conve- nait mieux à l’activisme étroit des constructivistes qu’à ceux qui vivaient des expériences vraiment inédites. En Russie, Kandinsky avait sans doute été infl uencé par les suprématistes. Les processus politiques, là-bas, s’étaient déroulés conformément à la prophétie scienti- fi que de Karl Marx, et l’on s’était mis à croire, par suite, que la science était suffi samment avancée pour se pro- noncer sur toutes les questions. C’est ainsi que, chez les Le Cavalier bleu Fig. 4 Franz Marc et Vassily Kandinsky, Almanach pour Der Blaue Reiter, 1914. Collection Centre Pompidou, dist. RMN / Philippe Migeat © ADAGP, Paris 2011. 206 TEXTES DE CARL EINSTEIN artistes russes, la foi dans la doctrine s’était considéra- blement renforcée et avait trouvé une confi rmation. Une orthodoxie du nouvel objet. Une religiosité tournant à vide s’empara alors de la théorie de l’art, qui était fai- ble. Cependant, comme il était impossible d’aborder en quelque façon des phénomènes psychiques complexes, on se contentait de doctrines indigentes sur le carré et le triangle. On pratiquait une esthétique qui était du niveau de la psychologie associative ou atomistique des années 1890 et on philosophait sur les éléments au lieu d’étudier des phénomènes psychiques complexes. Les effets de ce type d’attitude vieillotte, qui évo- quait, en gros, l’époque des Lumières, se manifestèrent chez Kandinsky, à son retour. Ce peintre, qui s’était précédemment illustré par l’attention qu’il portait aux processus, à la dimension dynamique, était devenu un géomètre qui jouait, même s’il le faisait avec beaucoup de goût. Avec le triangle et le cercle, la forme libre s’était muée en une symbolisation pédante. Franz Marc mourut à la guerre, et nous ne possé- dons de lui qu’une œuvre naissante. Ses dessins de guerre attestent que cet homme avait continué à évo- luer, même si ces œuvres recèlent pas mal de banalités et de fatras cosmiques qu’il vaut mieux oublier. Quant à Paul Klee, c’est un fait : il réussit à dépasser les problèmes esthétiques et à inventer de nouveaux objets, à introduire dans la réalité les fi gures qu’il for- geait intérieurement et à concurrencer ainsi cette dernière. Voilà pourquoi nous voyons en Klee la personnalité la plus remarquable parmi les artistes allemands. Des kilomètres de toiles ne suffi ront pas à nous faire chan- ger d’avis : les miniatures de Klee valent mieux que les monuments de peintres académiques survoltés, pathé- tiques torchons. Les deux artistes du Cavalier bleu qui sont encore en vie ont aujourd’hui entre cinquante et soixante ans. Hélas ! Nous n’avons d’autre choix que de les compter parmi les jeunes. C’est dire si la question de la relève est problématique. Preuve qu’on a tort de tenir pour « jeune » une peinture simplement parce que son auteur appartient, dans les chiffres, à une génération plus récente. La jeune génération est souvent réactionnaire et défend l’héritage des grands-pères contre les révoltés de la précédente. Ainsi, pour nous, les jeunes de la nou- velle objectivité sont des réactionnaires sans couleur. La peinture de Die Brücke est l’équivalent de celle des fauves, cela reste une peinture postimpressionniste dans l’esprit de 1908 et 1910. Beckmann et Grosz incar- nent, selon nous, une réaction contre les insuffi sances de l’expressionnisme ; et sans doute aussi, dans le cas de Beckmann, une certaine réaction contre la peinture dite « abstraite ». En revanche, nous situons Kokoschka dans le postimpressionnisme ; en d’autres termes, la position de Beckmann est intellectuellement plus com- plexe que celle de Kokoschka. Chez Klee, cependant, nous n’avons pas affaire à une peinture abstraite ; c’est bien plutôt l’inverse, jus- tement, il introduit des fi gures et des objets nouveaux, non pas en opérant des combinaisons, mais en se fon- dant sur la libre invention de processus psychiques. Klee exploite des phénomènes psychiques jusque-là ignorés dans la peinture allemande du XIXe siècle. C’est surtout en cela que cet homme nous paraît remarqua- ble. Nous sommes d’avis, en revanche, que l’analyse d’un Beckmann ne livrera guère d’éléments nouveaux, décisifs d’un point de vue humain. Au fi nal, ce qui compte dans le cours de l’histoire n’est pas la répétition mais la destruction du donné et l’élaboration du nouveau, bien que les efforts fournis à des fi ns de conservation l’emportent, et de loin, sur la capacité à produire effectivement du neuf – un constat qui nous fait croire à tort que l’art est ni plus ni moins réactionnaire. Je suis conscient uploads/s3/ einstein-carl-le-cavalier-bleu-1931.pdf

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